«Tourmente sur le front des brevets et questions philosophiques éternelles, nouvellement formulées, touchant au vivant et à l'argent, à la médecine et à la mort. A Paris, le célèbre Institut Curie a pris la décision de partir ouvertement en guerre contre le monopole qu'il estime "abusif" dont jouit la firme américaine Myriad Genetics dans le secteur des tests génétiques de prédisposition aux cancers du sein et de l'ovaire», écrivions-nous il y a quelques mois, dans ces colonnes en expliquant que l'Institut Curie entendait ouvertement obtenir que ce monopole ne s'applique pas dans l'ensemble des pays du Vieux Continent. L'initiative de l'institut parisien, spécialisé dans la lutte contre le cancer, venait alors de recevoir le plein soutien des ministres français de la Recherche et de la Santé, Roger-Gérard Schwartzenberg et Bernard Kouchner, ainsi que des sociétés savantes uvrant dans le champ de la génétique médicale.L'affaire rebondit aujourd'hui avec l'annonce faite conjointement par l'Institut Curie, l'Assistance Publique-Hôpitaux de Paris et l'Institut Gustave-Roussy du dépôt d'une opposition conjointe à un deuxième brevet de la firme Myriad Genetics, basée à Salt Lake City. «Nous avons décidé de déposer une opposition au brevet EP 705903 B1 intitulé "Mutations in the 17q-linked breast and ovarian cancer susceptibility gene" détenu par Myriad Genetics et délivré le 23 mai 2001 par l'Office européen des brevets (OEB). Le mémoire d'opposition, élaboré avec le cabinet Regimbeau, est déposé ce jour avec le soutien de la Fédération nationale française des centres de lutte contre le cancer et la Fédération hospitalière de France. Ce brevet, comme le précédent déjà contesté en octobre 2001, concerne une méthode pour le diagnostic d'une prédisposition au cancer du sein et/ou de l'ovaire associée au gène BRCA1 et porte par ailleurs sur 34 mutations spécifiques de ce gène.»Les plaignants expliquent avoir retenu les deux axes d'opposition suivants :I Le défaut d'activité inventive. «D'une part, l'homme du métier avait toutes les connaissances nécessaires pour isoler le gène BRCA1 et, d'autre part, une fois connu la séquence du gène BRCA1, le fait de rechercher des mutations dans la séquence de ce gène chez des patients avec des méthodes basiques ne présente aucune activité inventive» soulignent-ils.I Le défaut d'application industrielle puisque les séquences mutées de BRCA1 n'ont aucune application industrielle clairement exposée. Les opposants contestent une fois encore les trop larges prétentions de Myriad Genetics conférées par ce brevet européen couvrant à nouveau toutes les méthodes diagnostiques.Cette démarche vise d'autre part à garantir :I La qualité des tests (10 à 20% des mutations ne sont pas détectées par Myriad) et l'accès aux tests (le coût des tests chez Myriad (de l'ordre de 2500 dollars) est trois fois supérieur à ceux réalisés en France).I Une certaine conception de la santé publique fondée sur la prise en charge globale et pluridisciplinaire (de la première consultation au suivi des personnes à risque).I Le développement de la recherche et la mise au point de nouveaux tests ou méthodes diagnostiques. «En effet, les accords conclus par Myriad Genetics, à ce jour en Allemagne, prévoient pour la réalisation des tests de première recherche de mutation familiale, l'envoi "obligatoire" aux Etats-Unis des échantillons d'ADN des personnes à haut risque, soulignent les plaignants. Ceci permettrait à la firme américaine de se constituer l'unique banque de données génétiques dans le monde. Cela lui conférerait la maîtrise sans partage des principaux matériaux de recherche sur les gènes de prédisposition aux cancers du sein et de l'ovaire et, par conséquent, la réalisation d'autres découvertes et le dépôt éventuel d'autres brevets sur leurs applications.»Les gouvernements belges et hollandais vont également déposer une opposition à ce même brevet auprès de l'OEB. Sur le fond, force est d'observer que la question soulevée peut être aisément formulée : peut-on tirer profit de tout, y compris des informations contenues au sein du patrimoine héréditaire de l'espèce humaine ? Si oui, peut-on s'affranchir de toute autre considération ? L'abcès Myriad résume de manière exemplaire le conflit qui oppose de plus en plus fréquemment deux conceptions de la recherche scientifique et médicale. Le gène BRCA1 avait, en 1994, été identifié et cloné par un groupe réunissant une université (celle de l'Utah), la société privée Myriad Genetics, la multinationale pharmaceutique Eli Lilly et une équipe de l'Institut national américain de la santé. Ce groupe avait alors cherché à breveter différents aspects de sa découverte.Dès cette époque, certains, en France notamment, avaient dénoncé le caractère «biaisé» d'une compétition opposant des équipes académiques et des firmes privées dès lors que des investissements financiers considérables sont réalisés, compte tenu de la fréquence de la maladie et des perspectives de marché. Ils mettaient également en garde contre la promotion de la diffusion de tests prédictifs via les compagnies d'assurances et les systèmes d'assurance vie. Les choses, depuis, ont suivi leur cours et la loi du marché a prévalu. Il faut désormais, il est vrai, compter avec l'indignation et la volonté de ceux qui jugent moralement indispensable de s'opposer à cette forme d'arrogance, d'appropriation et de mondialisation du vivant humain. Une fois de plus, le Vieux Continent apparaît comme l'ultime défenseur d'une conception de l'homme née sur les rives septentrionales de la mare nostrum. La fatalité veut que l'affaire sera tranchée, un jour prochain, devant un étrange jury, celui de l'OEB, dont le siège est à Munich.