La Faculté de médecine de l'Université de Genève est jeune. Elle soufflait, l'année passée, ses 125 premières bougies ! A cette occasion, elle a organisé une vaste série de conférences ouvertes au grand public sur le thème : «l'être humain au cur de la médecine de demain». Durant près de deux mois, huit orateurs se sont relayés pour raconter aux Genevois comment ils perçoivent la médecine à venir. Parmi eux, Philippe Kourilsky a donné la conférence inaugurale devant un parterre à la moyenne d'âge élevée, le 15 octobre 2001. Et Michel Serres s'est adressé à un auditoire rempli de médecins, le 29 novembre 2001.
Français, ces deux intervenants sont aussi brillants l'un que l'autre. Membre de l'Académie des sciences, Philippe Kourilsky est passé par l'Ecole polytechnique, enseigne au Collège de France et dirige l'Institut Pasteur. Membre de l'Académie française, Michel Serres est passé par l'Ecole normale supérieure, enseigne à l'Université de Stanford, aux Etats-Unis, et est l'auteur de plus de trente ouvrages. Et l'un comme l'autre s'intéressent à la médecine. Le premier car il a construit sa carrière scientifique à l'Institut Pasteur. Le second parce que, déclare-t-il, un philosophe doit s'intéresser à tout, en particulier à tous ces visages, chacun «irréductiblement singulier», qui frappent à la porte du cabinet du médecin.
Dans les années 1950, la biologie pastorienne connaît son heure de gloire. André Lwoff découvre l'induction du prophage, François Jacob et Elie Wollman révèlent la conjugaison bactérienne, François Jacob et Jacques Monod mettent au jour le fonctionnement de l'opéron lactose. Dès cette époque, Michel Serres se penche sur l'épistémologie de cette biologie en pleine émergence. Il compte Jacques Monod parmi ses amis, et lit notamment pour lui «le Hasard et la nécessité» avant sa parution. Aujourd'hui, il côtoie François Jacob à l'Académie française. De la génération suivante, Philippe Kourilsky fait sa thèse, à l'Institut Pasteur, sous la responsabilité de François Gros, codécouvreur, avec François Jacob, du mécanisme d'action de l'ARN-messager.
Fier de son glorieux passé, l'Institut Pasteur reste aujourd'hui l'un des hauts lieux dans le monde où l'on étudie les agents infectieux. A Genève, son directeur s'est dit préoccupé de leur prolifération, de l'essor de leur virulence et de la montée de leur résistance aux médicaments disponibles, notamment aux antibiotiques. Aussi a-t-il axé sa conférence autour de la question : à l'avenir, la recherche va-t-elle parvenir à devancer les mutations qui caractérisent l'évolution de ces multiples agents, dont certains les prions sont d'un nouveau type et d'autres le VIH provoquent des ravages sans précédents ? Ou bien la course contre les infections tournera-t-elle à l'avantage des agents qui les propagent et qui n'en finissent pas d'exercer des effets dévastateurs : malaria, tuberculose, hépatite C, Ebola ? La réponse reste incertaine, a souligné Philippe Kourilsky.
Cette incertitude fait peser sur l'humanité une menace de «mort globale», constate Michel Serres. Plus ambitieux dans sa démarche que Philippe Kourilsky, mais aussi plus difficile à suivre, il a tenté de dresser un bilan de l'état de la médecine, évoquant l'évolution du corps humain. Depuis un demi-siècle, ce corps devient plus grand, plus robuste, mieux portant, souvent plus vieux, mais aussi plus grassement nourri et, de plus en plus, obèse.
Cette métamorphose, note Michel Serres, ne touche toutefois que le corps des régions riches de la planète. Dans les pays les plus démunis, il tend au contraire à être laissé à son sort. Moins robuste et moins protégé, il est le premier à succomber aux ravages des agents infectieux. Et le philosophe d'estimer que «nous finirons par payer très cher ce déséquilibre». Quelques chiffres aidant, Philippe Kourilsky confirme l'ampleur du décalage. Sur environ 17 millions de morts par an de maladies infectieuses, 15 à 16 millions meurent dans les pays pauvres, où un million d'enfants meurent chaque année de la rougeole, a-t-il rappelé.
Reste un point majeur sur lequel ces deux orateurs convergent. Curieusement, il s'agit de l'agronomie. Lorsque la biologie devient moléculaire, notamment à l'Institut Pasteur, lorsqu'elle se met à pénétrer l'intimité des cellules, elle bouleverse la conception même de la vie. Or, aujourd'hui, une partie de la population réagit fortement à l'égard d'une conséquence directe de cette bifurcation : la fabrication des OGM. Sur ce point, Philippe Kourilsky est l'auteur d'une charge contre les médias avides de spectaculaire1 et d'un rapport au Premier ministre sur le principe de précaution. Plus radical encore, Michel Serres demande à ceux qui promeuvent des craintes à l'égard des OGM et qu'il qualifie d'anti-science «d'essayer l'ignorance»!2
Au moment où l'opinion publique dit non aux OGM, et où l'échec de l'industrie des «sciences de la vie» est consommé, ces deux auteurs prennent la défense des entités tout droit issues de la biologie dont ils sont les héritiers, celles des années 1950 !
Au final, Philippe Kourilsky plaide pour que le XXIe siècle soit celui de l'écologie, la discipline scientifique à même de nous aider à affronter les agents infectieux et à comprendre les effets des OGM sur les écosystèmes. Michel Serres, lui, demande de mobiliser, pour mieux digérer les produits des sciences, mais aussi pour mieux contrer ceux financiers, publicitaires, décideurs et, comble de l'infamie, journalistes qui s'ingénient à faire peur, toutes les humanités que l'histoire produit depuis l'Antiquité : le livre de Job, les neuf Béatitudes, Andromaque, le Père Goriot, Madame Bovary, l'Education sentimentale, Dostoïevski et Kafka. Malheureusement, le philosophe n'a pas dit comment !
1 La science en partage. Paris : Odile Jacob, 1998.
2 Hominescence. Paris : Le Pommier, 2001.