L'insuffisance rénale aiguë (IRA) est une complication fréquente chez les patients hospitalisés. L'IRA prérénale et la nécrose tubulaire aiguë (NTA) sont les formes prédominantes. La NTA peut être d'origine ischémique sur hypovolémie, toxique ou mixte. Les mesures visant à prévenir l'installation de l'IRA par le maintien d'une euvolémie et par l'évaluation judicieuse des traitements administrés sont essentielles, en particulier chez les patients à risque. En cas de NTA constituée, la prise en charge est essentiellement supportive visant à éviter toute nouvelle atteinte rénale et les complications graves de l'IRA. Les diurétiques n'ont pas d'indication dans la prévention de l'IRA. Les diurétiques de l'anse peuvent être tentés en cas d'IRA oligurique pour autant que l'hypovolémie ait été préalablement corrigée, mais ils n'ont pas d'influence sur le pronostic rénal et la survie.
L'insuffisance rénale aiguë (IRA) est caractérisée par une baisse aiguë de la filtration glomérulaire et se manifeste par une augmentation significative de l'urée et de la créatinine plasmatiques souvent associée à une oligoanurie (diurèse/24 h
L'IRA survient en moyenne chez 5% des patients hospitalisés, mais sa prévalence est plus élevée dans certaines unités, notamment en réanimation où elle touche jusqu'à 20% des patients.1 Elle est associée à une augmentation de la morbidité et de la mortalité. L'IRA prérénale et la nécrose tubulaire aiguë (NTA) représentent plus de 80% des IRA en milieu hospitalier. Les autres causes d'IRA, notamment les insuffisances rénales d'origine obstructive, les néphrites interstitielles et les glomérulopathies, qui justifient une prise en charge spécifique, ne sont pas traitées ici.
Bien que les diurétiques soient fréquemment administrés sur une base empirique lors de NTA, d'IRA prérénale voire en «prophylaxie» dans des situations à risque, leur utilisation dans ces situations est controversée.
L'IRA prérénale est causée par une diminution de la perfusion glomérulaire sans anomalie structurelle du parenchyme rénal. Les causes possibles de baisse de perfusion glomérulaire sont l'hypovolémie vraie (hémorragie, déshydratation) ou relative (insuffisance cardiaque, cirrhose hépatique, sepsis, syndrome néphrotique, traitement antihypertenseur). Certains médicaments, notamment les anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS), les inhibiteurs de l'enzyme de conversion (IEC), les antagonistes des récepteurs de l'angiotensine II et la ciclosporine peuvent altérer les mécanismes locaux d'autorégulation de la perfusion rénale et de ce fait entraîner une diminution de la perfusion glomérulaire ; ce risque est augmenté lors de compromission vasculaire préexistante (artériosclérose) ou en cas d'hypoperfusion rénale d'autre origine. L'IRA prérénale est rapidement réversible après correction du trouble hémodynamique sous-jacent. En l'absence de mesures correctives, l'insuffisance rénale prérénale évolue vers la NTA. Les indices urinaires peuvent être utiles pour trancher entre une IRA prérénale ou une NTA qui peuvent avoir une origine commune, mais diffèrent par leur degré de sévérité (tableau 1).
La NTA est une atteinte parenchymateuse rénale d'origine ischémique touchant préférentiellement la zone cortico-médullaire, plus sensible à l'ischémie pour des raisons anatomo-physiologiques. Sur le plan histo-pathologique, cette atteinte est caractérisée par une nécrose des tubules rénaux avec rupture de la membrane basale, la présence de matériel nécrotique dans la lumière tubulaire et un infiltrat tubulo-interstitiel. Fondée en partie sur l'expérimentation animale, la baisse de filtration glomérulaire est imputée à l'obstruction des tubules, la diminution du gradient de pression glomérulo-tubulaire et la vasoconstriction artériolaire.2
Certains médicaments ou substances endogènes ont un potentiel de toxicité tubulaire, pouvant entraîner une NTA d'origine toxique. Les médicaments classiquement impliqués dans ce type d'atteinte sont les aminoglycosides, l'amphotéricine B, le cisplatine et les produits de contraste iodés utilisés en radiologie. A noter que la toxicité rénale de ces derniers est davantage ischémique sur vasospasme soutenu que toxique. Parmi les substances endogènes qui, en excès, ont un potentiel de toxicité tubulaire, on relève la myoglobine libérée par les cellules musculaires lors de rhabdomyolyse, l'hémoglobine lors d'hémolyse massive et la bilirubine.
Après correction des facteurs déclenchants et en l'absence de complications intercurrentes, l'évolution de la NTA est généralement favorable avec le développement d'un processus de régénération des tubules et parallèlement une récupération fonctionnelle en quelques jours ou semaines. Des récupérations incomplètes de la fonction rénale sont possibles : tubulopathie après dose cumulée élevée de cisplatine, aggravation de la fonction rénale lors d'administration de produits de contraste iodés à des patients connus pour une néphropathie diabétique ou persistance d'une insuffisance rénale après administration prolongée d'aminoglycosides.
Pour la prévention de l'IRA prérénale et de la NTA, il est essentiel de reconnaître les patients à risque (patients âgés, diabétiques, néphropathie préexistante, artériosclérose, insuffisance cardiaque, cirrhose hépatique, infection, chirurgie, administration de néphrotoxiques) et de s'assurer de l'absence d'hypovolémie vraie ou relative. Les signes cliniques d'hypovolémie sont l'hypotension orthostatique, la tachycardie, la sécheresse des muqueuses et l'oligurie.
En cas d'hypovolémie avec IRA prérénale, la restauration rapide d'une euvolémie, au besoin à l'aide d'une pression veineuse centrale, doit être effectuée sans tarder. Dans la mesure du possible, les néphrotoxiques, les hypotenseurs et les médicaments susceptibles de compromettre les mécanismes d'autorégulation de la perfusion rénale doivent être suspendus durant la phase aiguë. Le recours à la mesure de pression invasive et au support de catécholamines est indiqué en cas de choc cardiogène ou septique. La correction des facteurs déclenchants entraîne une correction rapide de la fonction rénale avec reprise de la diurèse lorsque l'IRA est encore au stade prérénal.
En cas de NTA constituée, les mesures précitées sont associées à des mesures supportives visant à éviter les complications graves de l'IRA, telles que l'hyperkaliémie, l'urémie ou l'dème pulmonaire, impliquant parfois la mise en route d'une dialyse dans l'attente d'une récupération fonctionnelle.
Les diurétiques sont fréquemment utilisés en cas d'IRA sur une base empirique. Ils permettent parfois de restaurer une diurèse lors d'IRA oligoanurique et peuvent ainsi faciliter la prise en charge. L'IRA à diurèse conservée est associée à un meilleur pronostic que l'IRA oligoanurique ; toutefois, il n'est pas établi que la restauration «artificielle» d'une diurèse confère un pronostic équivalent. En outre, en cas d'hypovolémie, l'emploi des diurétiques peut aggraver l'IRA.
En raison de leurs caractéristiques pharmacocinétiques et pharmacodynamiques, les diurétiques thiazidiques, l'acétazolamide ou les diurétiques d'épargne potassique sont inefficaces ou contre-indiqués dans l'IRA. Sécrétés au niveau tubulaire où ils sont actifs, les diurétiques de l'anse ne dépendent pas de la filtration glomérulaire pour accéder à leur site d'action et peuvent être utilisés même lorsque celle-ci est très abaissée. Les autres substances pouvant avoir un effet diurétique dans l'IRA sont la dopamine, le mannitol et le peptide natriurétique auriculaire (PNA).
La majorité des études portant sur les diurétiques de l'anse dans l'IRA ont étudié le furosémide. Il existe très peu de données sur d'autres substances de la même classe, notamment le torasémide, dont la pharmacocinétique diffère de celle du furosémide.
La pharmacocinétique du furosémide est caractérisée par une grande variabilité inter- et intra-individuelle, notamment en ce qui concerne sa biodisponibilité. Le furosémide parvient dans la lumière tubulaire par sécrétion tubulaire active. Le furosémide étant fortement lié aux protéines la fraction libre et active passant à travers le filtre glomérulaire est faible, même en l'absence d'insuffisance rénale. Son effet diurétique repose sur l'inhibition de la réabsorption active de sodium et de chlore au niveau de l'anse ascendante de Henle.
Quelques hypothèses en faveur d'un effet protecteur du furosémide dans l'IRA ont été avancées : le furosémide augmente la perfusion rénale via les prostaglandines3 et bloque la pompe tubulaire Na/K-ATPase ce qui pourrait théoriquement augmenter la résistance à l'ischémie. En outre, en augmentant le débit urinaire, le furosémide empêcherait l'obstruction tubulaire dans la NTA.
En pratique, les études contrôlées n'ont pas montré de bénéfice à administrer du furosémide par rapport au placebo lors de NTA en terme de recours à la dialyse, de pronostic rénal et de survie.4,5 Une étude contrôlée plus récente comparant deux groupes de patients en IRA traités soit par furosémide, dopamine, mannitol, soit par dopamine et mannitol seuls a mis en évidence une augmentation de la diurèse dans le groupe traité par furosémide sans association avec une amélioration du pronostic rénal et de la survie.6
Plusieurs études portant sur l'utilisation préventive du furosémide chez des patients à risque de développer une IRA ont été publiées. Une étude contrôlée n'a pas mis en évidence d'effet néphroprotecteur du furosémide administré en postopératoire par rapport au placebo chez des patients soumis à une chirurgie majeure.7 Une étude contrôlée comparant trois groupes de patients devant subir une intervention de chirurgie cardiaque sans insuffisance rénale préexistante et traités préventivement par furosémide ou dopamine ou hydratation a montré l'absence d'effet néphroprotecteur de la dopamine par rapport à l'hydratation et un effet délétère du furosémide.8 Deux études portant sur des patients à risque de développer une IRA après administration de produits de contraste iodés ont montré que l'hydratation seule est plus efficace pour prévenir une IRA que l'association avec du furosémide9,10 ou avec du mannitol.10 Bien que la plupart des études manquent de puissance pour totalement exclure un bénéfice des diurétiques de l'anse dans la prévention ou la prise en charge de l'IRA, aucune étude contrôlée ne va dans ce sens.11
Les diurétiques de l'anse peuvent néanmoins être utiles lorsqu'ils permettent la restauration d'une diurèse, facilitant ainsi la prise en charge thérapeutique. S'ils sont poursuivis, leur administration par voie intraveineuse continue a été démontrée plus efficace et mieux tolérée par rapport à l'administration en bolus. Les effets secondaires du furosémide sont des troubles électrolytiques (hypokaliémie, hyponatrémie), l'hypovolémie pouvant aggraver les lésions rénales et l'ototoxicité à dose élevée. Des posologies journalières supérieures à 500 mg par voie orale et 250 mg par voie intraveineuse ne sont probablement pas utiles et associées à un risque plus élevé d'ototoxicité.
La dopamine est un neurotransmetteur physiologique central et périphérique. Administrée par voie exogène à faible dose (0,5-2 µg/kg/min), la dopamine entraîne une vasodilatation artérielle rénale et une inhibition de la réabsorption sodée passive au niveau du tube contourné proximal provoquant ainsi une augmentation de la diurèse. A plus forte dose, la dopamine a un effet inotrope positif et vasopresseur via les récepteurs alpha et bêta-adrénergiques. La pharmacocinétique de la dopamine est caractérisée par une grande variabilité inter-individuelle et ce traitement peut avoir des effets sur les récepteurs alpha et bêta même à des posologies faibles. Ainsi, les effets rénaux sont difficiles à dissocier des effets systémiques.
L'augmentation de la diurèse et de la natriurèse par la dopamine se fait au prix d'une augmentation des besoins énergétiques générés par l'augmentation de la filtration glomérulaire secondaire à la vasodilatation et le travail accru de réabsorption sodée via la pompe Na/K-ATPase au niveau du tube contourné distal. Ainsi dans le contexte d'ischémie qui définit la NTA, la dopamine peut aggraver la dette locale en oxygène.
Administrée à titre prophylactique, la dopamine n'a pas montré d'effet néphroprotecteur chez des patients à risque de développer une IRA8,12,13 ou d'impact cliniquement relevant sur le pronostic de la NTA.14
L'indication à l'administration de dopamine pour tenter de relancer la diurèse dans l'IRA oligurique est très limitée. Son introduction peut être discutée dans les situations de résistance aux diurétiques de l'anse, ces derniers devant être prescrits en première intention. La dopamine, même à faible dose, peut entraîner des arythmies et une ischémie myocardique.
Le mannitol est un sucre non métabolisé, qui suite à son administration intraveineuse, entraîne une expansion du volume circulant et une diurèse osmotique. Les risques liés à son administration sont l'dème pulmonaire chez les sujets prédisposés, l'hypovolémie et les troubles électrolytiques en cas de réponse excessive et l'aggravation de la fonction rénale induite par le mannitol à dose élevée par des mécanismes non entièrement élucidés, mais distincts d'une atteinte prérénale sur hypovolémie également possible.
Les études contrôlées portant sur des sujets à risque de développer une IRA dans le cadre de rhabdomyolyse,15 d'exposition aux produits de contraste iodés10 et de chirurgie de l'anévrisme aortique16 n'ont pas montré de bénéfice en terme de fonction rénale à administrer du mannitol par rapport à l'hydratation seule.
Le peptide natriurétique auriculaire (PNA) est une hormone libérée par les oreillettes en réponse à la distension de leur paroi. Au niveau rénal, il augmente la filtration glomérulaire par vasodilatation de l'artériole afférente et vasoconstriction de l'artériole efférente, inhibe la sécrétion de rénine, de vasopressine, le système sympatho-adrénergique et entraîne une augmentation de la diurèse et de la natriurèse ainsi qu'une tendance à la baisse tensionnelle.
Plusieurs études portent sur l'effet du peptide natriurétique humain recombiné ou d'un analogue chimique tel que l'anaritide administré à des sujets à risque de développer une IRA ou lors de NTA avérée. Une étude contrôlée portant sur un nombre limité de sujets en IRA a révélé une diminution significative de recours à la dialyse dans le groupe traité par PNA par rapport au groupe sans PNA, mais pas de différence significative en terme de survie.17 Ces résultats encourageants n'ont pas été confirmés dans deux études ultérieures de plus grande envergure.18,19
L'IRA est une complication fréquente chez les patients hospitalisés. Sa prévalence et son pronostic sont indissociables des comorbidités. Les causes d'IRA les plus fréquentes sont ischémiques sur hypovolémie vraie ou relative, toxiques ou mixtes. La prévention est essentielle en particulier dans les populations à risque (âge avancé, néphropathie préexistante, diabète, artériosclérose, insuffisance cardiaque, insuffisance hépatique, infection, chirurgie). Les mesures préventives générales consistent à s'assurer de l'absence d'hypovolémie, de sa correction voire surcorrection le cas échéant, et à évaluer le rapport risque-bénéfice de toute substance potentiellement néphrotoxique. Les diurétiques n'ont pas d'indication dans la prévention de l'IRA.
En cas de NTA constituée, un traitement supportif visant l'éviction des complications de l'IRA est associé aux mesures précitées. Les diurétiques permettent parfois de restaurer une diurèse lors d'oligurie, mais n'influencent pas le pronostic rénal et vital et ne réduisent pas le recours à l'épuration extra-rénale. En outre, leur utilisation intempestive dans un contexte d'hypovolémie non corrigée peut entraîner une agression rénale supplémentaire. Les diurétiques de l'anse tels que le furosémide sont la classe de choix dans l'IRA. L'utilisation systématique de la dopamine, du mannitol ou du PNA ne peut pas être recommandée sur la base des données actuelles.