Résumé
Cétait il y a une année environ. Intitulé «pourquoi les médecins sont-ils si malheureux ?», un éditorial de Richard Smith publié dans le BMJ faisait grand bruit. Mais peu de commentaires et réactions contestaient le constat de base : les médecins sont tristes, insatisfaits, déprimés. Pas toujours, pas tous les médecins, mais souvent et beaucoup d'entre eux. Une année après le fameux éditorial, donc, le BMJ se repenche sur le sujet. Avec la publication d'un papier de N. Edwards et collègues résumant les points de vue des docteurs, récoltés lors d'ateliers de discussions, ces derniers mois en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Quel constat ? Il fallait s'y attendre, le sentiment de malaise semble avant tout lié au mauvais salaire et à la surcharge de travail. Mais relever cela n'explique pas grand-chose, soulignent les auteurs du rapport. La réalité, c'est que tout change : attentes des patients, jeu des gouvernements, attitude des médias. Bien plus : ce qui mute, c'est la médecine elle-même. Autonomie moindre des soignants. Nécessité accrue de rendre des comptes. Montée en puissance de l'Evidence-based medicine. Contrôle managérial, stabilisation des coûts. Buts chiffrés. Efficience au pouvoir. Tout cela donne aux médecins un sentiment de perte de contrôle de leur vie professionnelle. Or c'est ainsi, tout le monde le sait : rien n'est plus fondamental à la satisfaction que l'impression de garder le contrôle de son travail....Ce qui déroute, démotive, déprime plus que tout ? La dégradation de la relation avec les patients et la société. Le déclin de la confiance. L'apparition, toujours selon l'enquête de Edwards, de patients qui, portés par une information sur la santé facilement disponible, se transforment en consommateurs revendicatifs et exigeants. Et ce paradoxe que, malgré cela, ces patients restent attachés à la mythologie d'une médecine toute puissante, dont ils attendent, maintenant, qu'elle résolve les «maladies de la vie moderne». Ce paradoxe qui parasite la médecine, c'est ce que Smith, dans son fameux éditorial, appelait : «le contrat "bogué" entre médecins et patients»....Que faire ? A la fin de leur rapport, Edwards et coll., proposent deux choses. Un : réévaluer les relations entre les médecins et les organisations de soins. Donc, rendre le contrat moral plus explicite. Un nouveau contrat pourrait exiger que les médecins travaillent selon des guidelines, soient responsables d'objectifs clés, et d'une amélioration de la qualité et aident à contenir les coûts. Tout cela, en travaillant davantage en groupe. Deux : en contrepartie, les médecins devraient avoir la possibilité de définir les buts du système, de participer à l'allocation des ressources et disposer de moyens nécessaires à leur travail....On voit bien, chez Edwards et coll., le raisonnement : les médecins sont malheureux parce qu'inadaptés à la médecine-système. Qu'ils s'adaptent donc. Ah bon ? Et si le rôle des médecins était, justement, de résister ? De résister d'une façon qui reste à préciser, certes. Mais non de s'adapter simplement. Ce qu'ils défendent, ce n'est pas seulement leur petit bonheur. C'est l'attitude du monde civilisé face à la maladie et, bien au-delà, face aux modifications du corps et de l'esprit. C'est la solidarité, c'est le fait qu'un individu n'est pas un autre, que tout ne se vaut pas, que nos vies ne trouvent pas de sens dans l'industrialisation de l'humain (ni dans la médecine considérée comme une entreprise).Nous vivons ce que Peter Sloterdijk appelle «l'aliénation technique du monde». Le malaise dont souffre notre culture de haut niveau technologique vient de ce que le monde traditionnel dans son entier commence à nous devenir étranger. Certes, nous vivons dans le même temps un certain retour romantique à la nature et au néoreligieux. Retour qui s'exprime en médecine soit par les pratiques dites «alternatives», soit par l'enthousiasme immodéré pour les nouvelles prouesses ou promesses des biotechnologies et des bricolages chirurgicaux. Mais cela ne change rien au phénomène central : le monde que nous bâtissons, à mesure qu'il devient artificiel, nous semble étranger. Et dès lors que l'artifice se glisse dans la médecine, c'est nous-mêmes qui devenons en quelque sorte étrangers à nous-mêmes.Au front de ce mouvement, les médecins se démènent pour des valeurs humanistes, sans plus trop savoir comment les définir, ni si cette attitude ne fait pas d'eux des brontosaures, des membres d'une peuplade en voie de devenir une curiosité pour ethno-sociologues....S'adapter, donc, n'est pas le seul rôle qui revienne aux médecins, ni la seule manière qu'ils aient de sortir de la dépression collective qui les menace. Il leur revient aussi de trouver les forces aliénantes qui sont à l'uvre dans la sophistication et l'artificialisation de la pratique médicale. Et d'organiser la défense contre elles.Qu'il n'y ait pas d'amertume dans cette posture, voilà la grande difficulté. Les ressentiments contre la technique, écrit à raison Sloterdijk, «ne mènent pas au-delà de la constitution de sous-cultures peuplées de déclassés, avec leurs mystifications typiques». Ce à quoi la médecine devrait donc arriver, c'est à penser une pratique humaine des nouvelles formes d'artifice médical, et de la machinerie qui sous-tend toute la médecine. Cela suppose de penser d'une manière plus complexe, à articuler les valeurs personnalistes de la médecine avec le machinisme. On ne peut «penser en termes prétechniques et vivre techniquement». Un changement doit avoir lieu. Sinon, c'est l'entrée dans une attitude réactionnaire où, la pensée étant face à un cul-de-sac, il ne lui reste plus qu'à protester....Regardez l'univers du praticien triste. Tout n'y est que moquette à poils ras, bureau terne, veste blanche faussement hygiénique, table d'examen proprette, petit lavabo, appareils vieillissants. Il lui faut sans cesse composer son numéro d'individu «à part», paraître attentif, chaleureux, savant. Même son assistante doit être dupe (plus ou moins). Ce n'est que le soir venu qu'il peut se libérer de ce monde simulé et rassurant pour les autres (mais qui, après 15 ans de fréquentation continue, saoule de monotonie les acteurs les plus motivés). Devant le défilé des couches de la société victimes des différentes maladies de la même société, il se demande s'il sert vraiment à autre chose qu'à observer et écouter. Que faire, de toute façon ? Appliquer les guidelines ? S'y opposer ? Cocher les cases préparées par les assureurs, construire sa médecine à lui ? Le médecin typique l'individu qui a survécu aux méthodes de sélection du système qui produit les médecins est un individualiste légèrement révolté, toxico du travail, détestant qu'on lui fasse la morale, et un peu triste, généralement, de son propre embourgeoisement. Parce qu'il éprouve un égal dégoût «pour la soumission à ce qui est conforme et la soumission à ce qui est non-conforme» (M. Bracewell), il se trouve coincé dans un rôle intermédiaire. D'où une insatisfaction latente, un sentiment de médiocrité. Que lui reste-t-il, sinon «l'utopie vengeresse de se faire "l'anthropologue urbain" de sa propre aliénation en se noyant dans l'alcool du petit détail vrai» (F. Pilskin) ?Il lui reste à imaginer un monde, à créer du bonheur, comme le font les fabricants de parfums, les marchands de rêve.