Malgré les progrès réalisés au cours des dernières décennies en matière de prévention des infections du site opératoire (ISO), cet événement indésirable, jadis presque habituel, reste relativement fréquent et a encore un impact certain sur les patients et la santé publique. Sans doute, cette complication nécessite des efforts visant à la maîtriser au mieux et où le médecin de premier recours peut jouer un rôle important. Cet article résume l'historique, les définitions, la physiopathologie, la microbiologie, l'épidémiologie, les conséquences, la prévention et le traitement des ISO. Il donne des estimations suisses de prévalence et d'incidence et développe des aspects qui peuvent bénéficier de la participation active de la médecine ambulatoire (par exemple la préparation préopératoire des patients et l'intégration à des systèmes de surveillance).
Un large écho est donné, dans le grand public, au fait qu'environ 10% des patients hospitalisés souffrent d'infections dites nosocomiales, c'est-à-dire induites par les soins qui leur ont été prodigués.1,2 Les infections du site opératoire (ISO) sont parmi les plus fréquentes d'entre elles (fig. 1). Ce sont aussi les infections nosocomiales auxquelles le médecin de famille est le plus souvent confronté. En effet, il n'est pas rare qu'il soit le médecin de premier recours en cas d'ISO, dont plus d'un tiers survient après que le patient ait quitté l'hôpital.3 Cette proportion tend d'ailleurs à s'accroître du fait du raccourcissement des séjours hospitaliers et de l'essor de la chirurgie ambulatoire. Pour cette même raison, le praticien peut participer à la surveillance épidémiologique des ISO, démarche dont nous évoquerons plus loin l'impact préventif.
Un autre rôle que peut jouer le praticien dans ce contexte se situe au niveau des facteurs prédisposant à une ISO : leur connaissance entre dans la décision de référer un patient en vue d'une éventuelle intervention élective. De plus, certains de ces facteurs pourront être modifiés dans le but de préparer le patient à une telle intervention.
Le présent article a pour but de revoir quelques caractéristiques des ISO, en insistant, le cas échéant, sur celles qui peuvent relever de la médecine générale ambulatoire.
La fréquente évolution d'une incision cutanée, traumatique ou chirurgicale, vers une inflammation purulente ne pouvait pas échapper aux observateurs des plus anciennes civilisations. Si l'on manque de descriptions très anciennes, c'est d'une part que ce genre de turpitude n'avait pas sa place dans la littérature épique, mais aussi en raison même de sa banalité : la suppuration apparaissait comme une phase normale de la cicatrisation des plaies. Depuis les écrits hippocratiques, on cherchait à distinguer le «bon» du «mauvais» pus, et cette ambiguïté subsistait encore au Moyen-Age, où l'on retrouve l'étrange appellation de «laudable pus». Parmi les chirurgiens qui ont essayé de remédier à cette complication, citons Ambroise Paré qui, au XVIe siècle, préconisait l'utilisation sur les plaies d'un mélange de jaune d'uf, d'huile de rose et de térébenthine. Le milieu du XIXe siècle a connu des précurseurs avec Semmelweis et Lister, le premier démontrant l'importance du lavage des mains, le second réussissant à réduire le risque infectieux par la dispersion de phénol dans la salle d'opération. Au cours du XXe siècle, les esprits devenaient progressivement plus enclins à accepter les théories de Pasteur, puis à développer les techniques d'asepsie. Quant à la prophylaxie antibiotique, après plusieurs échecs initiaux, on a compris comment l'utiliser de façon efficace au début des années 1960, grâce aux travaux expérimentaux de Burke.4
Suite à de nouvelles recommandations des Centers for Disease Control and Prevention (CDC) publiées en 1992, le terme d'infection de plaie chirurgicale (surgical wound infection) a été remplacé par celui d'infection du site opératoire (ISO, surgical site infection) pour inclure explicitement non seulement les infections de l'incision, mais encore celles des organes ou espaces qui auraient été exposés pendant l'opération.5
Ces recommandations définissent trois types d'ISO selon la profondeur de l'atteinte : 1) l'infection superficielle de l'incision qui se limite à la peau et au tissu sous-cutané ; 2) l'infection profonde de l'incision qui touche des tissus tels que la musculature de la paroi abdominale, et 3) l'infection d'organe ou d'espace qui se manifeste au niveau des viscères ou des cavités. Des critères précis et assez facilement utilisables sont donnés pour poser de manière standardisée le diagnostic d'ISO, ceci dans un but épidémiologique et non pas clinique.
Ces critères stipulent par exemple que pour être qualifiée d'ISO, l'infection doit survenir dans les 30 jours qui font suite à l'intervention et que le diagnostic peut être retenu sans autre lorsqu'il est posé par le chirurgien ou le médecin en charge du patient. Sinon, des éléments cliniques, microbiologiques, radiologiques et anatomopathologiques spécifiques doivent être présents, sans qu'un seul d'entre eux soit suffisant. Une culture d'écoulement positive n'établit par exemple pas le diagnostic en l'absence d'autres arguments.
La contamination bactérienne de la plaie est une étape obligatoire pour la survenue d'une ISO. Elle est le plus souvent endogène, la source de la bactérie étant dans ce cas la flore cutanée ou muqueuse du patient (par exemple la flore intestinale lors de chirurgie colique). Bien qu'une source exogène puisse être en cause (par exemple l'air de la salle d'opération, le personnel ou les instruments), ceci est devenu rare grâce aux progrès techniques réalisés en matière de contrôle des flux d'air, d'habillement et de stérilisation.
Bien que les mesures d'asepsie soient efficaces, elles ne peuvent cependant pas éliminer toute contamination. Ceci provient entre autres du fait qu'environ 20% des bactéries cutanées colonisent en profondeur des annexes telles que les follicules pileux, et peuvent ainsi résister à une désinfection de surface.6
La contamination du site opératoire est ainsi très fréquente et souvent inévitable. Elle n'aboutit heureusement de loin pas toujours à une infection. En effet, le risque d'ISO est proportionnel à la quantité de bactéries contaminantes (inoculum) et l'inoculum suffisant pour causer une infection dépend de la virulence du germe impliqué, des défenses du patient, de l'importance des dégâts tissulaires liés à l'intervention et de l'implantation de corps étrangers. Ce dernier facteur réduisant de près de 1000 fois l'inoculum nécessaire.
Toutes interventions chirurgicales confondues, Staphylococcus aureus est la bactérie la plus souvent isolée lors d'ISO (20-37%), suivie par les staphylocoques coagulase-négatifs tels que S. epidermidis (9-14%), Escherichia coli (8-13%), les entérocoques (8-12%), Pseudomonas aeruginosa (7-8%), Enterobacter spp (3-7%), divers streptocoques (4-5%), Bacteroides fragilis, Proteus mirabilis, Klebsiella pneumoniae et Candida albicans (2-4% chacun).7,8
La fréquence relative de ces différentes bactéries dépend du type de chirurgie. Ainsi, les bacilles à Gram négatif et les anaérobes sont plus souvent responsables des ISO qui surviennent après des interventions sur le tractus intestinal et en particulier le côlon, tandis que les bactéries habituellement présentes sur la peau telles que les staphylocoques sont proportionnellement plus souvent impliquées dans les ISO qui font suite à des interventions dites propres comme en chirurgie cardiaque ou orthopédique.
En Angleterre, 61% des S. aureus responsables d'ISO entre 1997 et 1999 étaient des MRSA (S. aureus résistant à la méticilline),8 une proportion nettement supérieure à ce qui est observé pour le moment en Suisse. L'émergence de bactéries résistantes aux antibiotiques constatée pour d'autres infections (par exemple pour les E. coli responsables d'infections urinaires) ne devrait cependant pas épargner les ISO. Dans ce contexte, des mesures de prévention des résistances sont justifiées, en particulier en évitant toute pression de sélection due à l'administration non nécessaire d'antibiotiques que cela soit à but thérapeutique ou prophylactique. Dans ce sens, une étude récente a démontré qu'une antibioprophylaxie prolongée au-delà de 48 heures en chirurgie cardiaque peut avoir des effets néfastes pour les patients en augmentant significativement leur risque d'infection ou de colonisation ultérieure par des micro-organismes résistants, sans pour autant diminuer davantage leur risque d'ISO.9
La fréquence des ISO varie en fonction des études et des interventions suivies. En Suisse, deux programmes multicentriques de surveillance permettent actuellement d'estimer la fréquence des ISO. Le premier, développé par Swiss-NOSO (www.swiss-noso.ch), repose sur la réalisation périodique d'études de prévalence dans des hôpitaux volontaires (4 hôpitaux universitaires en 1996, 18 hôpitaux de toute taille en 1999). Le second, initié en 1998 dans les hôpitaux du canton du Valais et au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV), consiste en une surveillance permanente de la survenue d'ISO en chirurgie digestive (étude d'incidence). Les deux enquêtes de prévalence déjà réalisées par Swiss-NOSO ont démontré l'importance relative des ISO. Elles constituent en effet la principale infection nosocomiale rencontrée dans les hôpitaux suisses lorsque les infections urinaires asymptomatiques sont exclues (31% des infections nosocomiales en 1996 et 25% en 1999 étaient des ISO).1,2 La fréquence relative des divers types d'infections nosocomiales et la fréquence des ISO parmi les opérés telles que mesurées dans ces programmes suisses de surveillance sont données dans la figure 1 et le tableau 1.
Selon la durée du séjour hospitalier, une grande partie des ISO peuvent survenir après la sortie. Ceci est par exemple le cas de 80% ou plus des ISO diagnostiquées après hystérectomies, interventions de chirurgie générale ou d'orthopédie au Brigham and Women Hospital de Boston où le séjour médian est de quatre jours.10 Pour le Valais et le CHUV, 34% des ISO identifiées entre 1998 et fin 2000 en chirurgie digestive furent diagnostiqués après la sortie, ceci dans une population dont la durée médiane de séjour était de sept jours (moyenne = 10,7 jours).3
De nombreuses études se sont attachées à reconnaître les facteurs de risque pour la survenue d'une ISO.11 Les principaux facteurs évoqués sont présentés dans le tableau 2. Certains sont bien établis, d'autres font l'objet de controverses ou nécessiteraient des études complémentaires. La connaissance de ces facteurs est importante pour deux raisons : 1) elle permet d'établir une stratification ou un ajustement des risques, ce qui facilite l'analyse des résultats de la surveillance et 2) elle autorise la mise en place de mesures ciblées de prévention.
La stratification ou l'ajustement des risques constitue un aspect essentiel de la surveillance dans la mesure où c'est uniquement par ce biais que des comparaisons sensées pourront être établies entre établissements, opérateurs ou au cours du temps. Classiquement, les interventions sont ainsi réparties en classes de contamination selon qu'elles sont propres (classe I ; exemple : prothèse de hanche), propres-contaminées (classe II ; exemple : cholécystectomie ou colectomie en terrain non inflammatoire), contaminées (classe III ; exemple : appendicectomie pour appendicite aiguë non perforée) ou sales et infectées (classe IV ; exemple : sigmoïdectomie pour diverticulite perforée avec péritonite). Certains indices de risques plus complexes mais prédisant de manière plus fiable la survenue des ISO existent. L'indice du système américain National Nosocomial Infection Surveillance (indice NNIS) est ainsi largement utilisé. Il repose sur la combinaison de trois paramètres qui sont la classe de contamination, le score de l'American Society of Anesthesiologists (score ASA) et la durée de l'intervention.12
Les ISO ont des conséquences qui varient considérablement selon les structures touchées. Si certaines n'engendrent pour le patient qu'un inconfort passager, d'autres sont dévastatrices. Elles peuvent causer des infections aiguës disséminées : ainsi, une étude récente rapportait-elle une bactériémie dans 10% des cas d'ISO.13 S. aureus y apparaissait comme le germe le plus susceptible d'engendrer cette complication.
D'autres dommages liés aux ISO sont chroniques et invalidants, en particulier lorsque l'infection touche des structures osseuses ou du matériel prothétique. A cet égard, des exemples particulièrement frappants sont les cas d'ostéite après sternotomie, infections au cours compliqué qui peuvent aboutir à une instabilité thoracique permanente, voire à la nécessité d'une résection sternale.
Selon une étude récente portant sur plus de 22 000 interventions chirurgicales,14 les patients souffrant d'une ISO avaient une mortalité de 7,8%, et une mortalité attribuable à l'infection de 4,3%. Les évolutions fatales touchaient surtout des patients avec infection profonde. La survenue d'une ISO prolongeait en moyenne le séjour hospitalier de 6,5 jours, voire même 12 jours si l'on tenait compte des réhospitalisations ultérieures, nécessaires chez 41% des patients infectés. Il en résultait en moyenne un surcoût hospitalier direct de 93%, soit $ 5038. Encore cette estimation ne tenait-elle pas compte des dépenses de soins ambulatoires, ni des coûts indirects tels que ceux engendrés par l'incapacité de travail.
En 1999, un groupe d'experts des CDC se fondant sur près de 500 études a publié des recommandations détaillées pour la prévention des ISO.9 Ces recommandations sont groupées en quatre catégories : 1) mesures préopératoires ; 2) mesures peropératoires ; 3) mesures postopératoires, et 4) surveillance. La plupart d'entre elles s'adressent au premier chef au milieu hospitalier et traitent par exemple de la préparation de l'équipe chirurgicale, de la qualité de l'air en salle d'opération, de la stérilisation des instruments, de la prophylaxie antibiotique ou d'aspects techniques de la surveillance.
Certaines recommandations non limitées au séjour hospitalier concernent cependant le médecin de famille. Elles sont présentées dans le tableau 3 selon leur degré d'évidence et traitent de la préparation du patient à la chirurgie, des soins de plaie et de la partie de la surveillance qui a lieu après la sortie de l'hôpital. La surveillance consiste à recenser les ISO et à communiquer aux chirurgiens leurs taux individuels après stratification ou ajustement des risques. Plusieurs études ont montré l'efficacité de cette mesure pour réduire l'incidence des ISO.15 Cependant, les séjours hospitaliers de plus en plus courts et l'avancée de la chirurgie ambulatoire augmentent la proportion des ISO diagnostiquées après la sortie et rendent essentiel le recours aux praticiens pour maintenir une bonne sensibilité de détection des cas, que cela soit par l'envoi de questionnaires ou des contacts téléphoniques. Néanmoins, il est bien établi que d'autres moyens doivent également être utilisés par les équipes d'épidémiologie hospitalière qui pratiquent la surveillance pour obtenir des chiffres fiables (contacts avec les patients, revue des résultats de laboratoire et des dossiers, etc.).10,16
Le traitement des ISO n'est abordé ici que de manière générale en rappelant quelques principes essentiels. Ainsi, ce traitement doit toujours respecter des règles chirurgicales de base, alors que l'antibiothérapie ne sera indiquée que dans certains cas. Il est impératif de procéder au débridement des tissus nécrotiques, à une désinfection locale, à la réparation des brèches responsables d'infections endogènes (par exemple en cas de fuite sur une anastomose intestinale), mais surtout au drainage d'une collection infectée, que ce soit par la simple ouverture de quelques points de suture ou par une réintervention complexe.
Il ne faut pas oublier que les antibiotiques seuls ne peuvent pas guérir une infection collectée (abcès ou empyème). Dans une telle situation, leur rôle consiste à préserver les tissus viables et à prévenir une dissémination systémique. La culture bactériologique d'un écoulement ou d'une collection est importante chaque fois qu'elle est possible avant la prescription d'un antibiotique. En effet, comme abordé précédemment, la liste des bactéries potentiellement en cause est longue et même les bactéries les plus communément impliquées, telles S. aureus, posent de plus en plus souvent des problèmes de résistance qui compromettent le succès du traitement.
Les standards élevés d'asepsie en vigueur lors d'interventions chirurgicales et la pratique scrupuleuse d'une antibioprophylaxie ont grandement diminué les risques infectieux postopératoires. Les ISO sont néanmoins fréquentes, et souvent lourdes de conséquences. Outre de possibles innovations techniques s'adressant à la phase opératoire, les interventions utiles incluent une bonne surveillance épidémiologique et des mesures de prévention primaire auprès des patients. Les médecins de premier recours peuvent jouer un rôle important dans ces domaines.