La leucémie myéloïde chronique (LMC) est une hémopathie maligne modèle car, la première de toutes les néoplasies, elle fut associée en 1960 à une anomalie chromosomique constante. Le chromosome dit de Philadelphie est le résultat d'une translocation entre le chromosome 9 et le chromosome 22 aboutissant, sur le chromosome 22, à un gène de fusion dont le produit est une protéine à l'activité tyrosine-kinase anormalement intense et non réglée. Cela suffit à engendrer le phénotype malin. La LMC est un exemple de réponse utile à l'interféron-a et est d'une extrême sensibilité aux manuvres d'immunothérapie adoptive (infusion de lymphocytes du donneur en cas de récidive après transplantation allogénique de cellules souches hématopoïétiques). Modèle enfin, car l'imatinib mesylate, inhibiteur de la tyrosine-kinase, médicament raisonné et construit à cet effet, révolutionne actuellement le traitement de cette maladie et introduit en oncologie un concept nouveau, celui des inhibiteurs de la transduction du signal.
La leucémie myéloïde chronique (LMC) est la première hémopathie maligne1 systématiquement associée à une anomalie chromosomique typique, appelée par la suite «chromosome de Philadelphie» (Ph). Ce n'est que treize années plus tard2 que l'on a compris que le chromosome Ph résultait d'un échange réciproque de matériel génétique entre un chromosome 9 et un chromosome 22. Le chromosome 22 donnant plus qu'il ne reçoit, il est plus petit en cytogénétique conventionnelle et représente le chromosome Ph. Plus tard encore, la biologie moléculaire de cette translocation (échange réciproque de matériel chromosomique entre deux chromosomes) a été élaborée. Le gène ABL situé sur le chromosome 9 perd ses exons 2 à 11 au profit du chromosome 22. Le point d'attache de ce fragment ABL dans le gène BCR du chromosome 22 est variable et constitue ainsi des gènes de fusion de dimensions différentes. Ces gènes de fusion codent pour des protéines chimériques qui ont une activité tyrosine-kinase très fortement exagérée par rapport à celle du gène ABL qui, d'une part, est moins intense et, d'autre part, est soumise à régulation.3 Une manière universelle d'activer les protéines étant une phosphorylation (la phosphorylation entraîne des changements de conformation permettant des associations ou des dissociations), une fonction tyrosine-kinase non contrôlée active continuellement nombre de voies de signalisation. Il en résulte pour la cellule de multiples conséquences, parmi lesquelles une prolifération incontrôlée, une indépendance des facteurs de croissance hématopoïétique, une résistance à l'apoptose et une modification des interactions avec le micro-environnement hématopoïétique (stroma médullaire). Des systèmes expérimentaux de transplantation avec des cellules transfectées par le gène BCR-ABL indiquent que la seule présence de cette anomalie est une condition suffisante au développement de l'hémopathie maligne, pour autant qu'elle survienne dans une cellule hématopoïétique primitive.4
Typiquement, une LMC connaît une histoire naturelle biphasique ou triphasique, avec une phase stable, très fortement hypercellulaire sans traitement et pouvant durer plusieurs années, suivie d'une phase instable dite d'accélération, aboutissant à terme à une leucémie aiguë de phénotype variable. L'évolution vers une hémopathie aiguë est la cause de mort la plus fréquente des patients atteints de LMC. Bien que l'accélération et la phase aiguë puissent survenir à tout moment (certains patients se présentent en accélération ou en phase aiguë), en règle générale, 50% environ des patients subiront cette évolution dans les quatre à cinq ans suivant le diagnostic. La transformation en phase blastique d'emblée ou en accélération puis phase blastique est très souvent liée à l'apparition d'anomalies cytogénétiques complémentaires, en particulier la duplication du chromosome Ph.
Le diagnostic de LMC repose sur la démonstration du chromosome Ph en cytogénétique conventionnelle ou d'une séquence de fusion BCR-ABL en biologie moléculaire. Des scores pronostiques, s'appuyant sur des substitutifs subtils de phase accélérée au moment de la présentation, permettent, lors du diagnostic, de distribuer les patients en trois catégories caractérisées par les risques d'évoluer plus ou moins rapidement en phase aiguë. Il s'agit des scores de Sokal, qui prennent en considération l'âge, la dimension de la rate, le nombre de plaquettes et de myéloblastes dans le sang périphérique, et du score de Hasford, qui ajoute aux critères ci-dessus les pourcentages d'éosinophiles et de basophiles comptés dans le sang périphérique à la présentation. Ces scores sont utiles, d'une part, pour stratifier les patients dans des essais thérapeutiques et, d'autre part, pour décider d'une stratégie thérapeutique.
Le traitement des LMC s'est axé, pendant des années, sur l'utilisation de busulfan ou d'hydroxyurée. Ces deux substances permettent, par un contrôle efficace de la myéloprolifération, de ramener les valeurs de formule sanguine à des niveaux compatibles avec la vie et de réduire la splénomégalie. Cependant, ces médicaments ne modifient que peu ou pas du tout le processus biphasique de la LMC, qui évolue inéluctablement vers une phase accélérée ou blastique d'emblée. Une étude, réalisée en Allemagne,5 a comparé l'hydroxyurée au busulfan et a conclu que l'hydroxyurée retarde le passage en phase blastique et, ce faisant, améliore quelque peu la survie des patients. L'hydroxyurée est devenue dès lors le standard en chimiothérapie cytoréductrice.
L'interféron-a est une glycoprotéine d'origine biologique, produite actuellement par génie génétique et dotée de propriétés antivirales et antiprolifératives. Les essais cliniques ont été réalisés au début des années 80. Plusieurs études ont été conduites, dont la méta-analyse confirme la supériorité de l'interféron sur le busulfan et l'hydroxyurée. En effet, contrairement à ces drogues qui ne font que contrôler la myéloprolifération (l'hématopoïèse reste d'origine leucémique), l'interféron induit des modifications beaucoup plus profondes chez les patients qui y répondent de manière utile (environ 30% des patients). Un tel traitement a la capacité de réduire progressivement le clone leucémique tout en favorisant l'émergence d'une hématopoïèse normale, polyclonale, issue des cellules souches physiologiques résiduelles. Les patients qui parviennent à une telle réponse (par cela, il faut entendre une rémission hématologique complète associée, au niveau de la moelle, à une diminution des cellules arborant le chromosome Ph et qui ne doivent plus participer qu'à entre 0 et 34% des mitoses observées) bénéficient d'une survie prolongée.6 Chez les patients qui sont en rémission complète cytogénétique (absence de mitoses positives pour le chromosome Ph), il est cependant exceptionnel, si on recourt à des tests augmentant la sensibilité de détection de trois à quatre ordres de grandeur, d'observer une rémission complète moléculaire. Cela suggère que le traitement d'interféron doit être poursuivi à long terme, sur un mode d'entretien, avec les problèmes de toxicité et médico-économiques que cela peut entraîner. L'obtention d'une rémission cytogénétique utile, majeure, peut être renforcée par l'administration concomitante d'une chimiothérapie, sous forme notamment de cytarabine à petite dose, par voie sous-cutanée.7 Cette observation n'a, toutefois, pas toujours été confirmée. Plus récemment, des formes pégylées d'interféron-a ont été introduites, qui permettent d'espacer les injections (quotidiennes au début) et d'améliorer le profil de toxicité par rapport à l'interféron-a conventionnel.
En résumé, l'utilisation d'interféron-a reste d'actualité et ce modificateur de la réponse biologique est le premier à avoir influencé l'histoire naturelle de la LMC.
L'imatinib mesylate8 ou STI571 est une 2-phénylaminopyrimidine construite pour interférer avec l'activité tyrosine-kinase non seulement de BCR-ABL, mais aussi celle du récepteur du Platelet Derived Growth Factor (PDGF) et celle du récepteur du Stem Cell Factor (c-KIT). Pour exercer son activité tyrosine-kinase, la molécule BCR-ABL a besoin d'une source d'énergie (en l'occurrence l'ATP), qu'elle fixe en un site qui ressemble à une poche. Un groupe phosphate peut être alors transféré de l'ATP sur divers substrats, ce qui active de multiples voies de transduction du signal. L'imatinib mesylate a la capacité d'occuper cette poche9 de façon compétitive et de priver ainsi la tyrosine-kinase de son substrat énergétique. La résultante de cette inhibition est le défaut de phosphorylation de multiples substrats, le blocage des signaux mitotiques, la diminution de l'instabilité génétique aboutissant à la phase accélérée et blastique, la restauration de la sensibilité à l'apoptose et des interactions normales avec le stroma hématopoïétique.
Appliqué au traitement des LMC en phase chronique, chez des patients résistants ou intolérants à l'interféron, l'imatinib mesylate s'est montré d'une efficacité inédite.10 Le taux de rémissions complètes hématologiques est de 95% environ, celui de réponses cytogénétiques majeures de 60% dont 41% de rémissions cytogénétiques complètes. Ces résultats sont très nettement au-dessus de ceux obtenus par l'administration d'interféron-a et les cinétiques de réponse sont beaucoup plus rapides. Dans des essais thérapeutiques préalables, de phase I et de phase II, proposés à des patients affectés de phase accélérée ou blastique de leur maladie, l'imatinib mesylate s'est aussi révélé efficace, au moins autant que la chimiothérapie intense, si l'on considère les expériences historiques. Dans des circonstances aussi extrêmes qu'une phase accélérée ou une phase blastique, l'imatinib mesylate a permis d'obtenir des réponses cytogénétiques majeures (entre 15 et 20%) et même des réponses cytogénétiques complètes. Néanmoins, la grande majorité de ces patients, surtout ceux affectés de phase blastique lymphoblastique, a récidivé après quelques mois seulement de réponse.
La rigueur des essais cliniques qui ont abouti à des résultats convaincants, de même que l'extrême efficacité de l'imatinib mesylate pour le traitement des LMC ont fait que ce médicament a été accepté très rapidement par diverses autorités gouvernementales et qu'il est disponible en Suisse pour le traitement des LMC en cas d'intolérance ou de résistance à l'interféron-a.
Les essais thérapeutiques sont tellement jeunes qu'il est encore impossible de savoir si ce nouveau médicament est à même de prolonger la survie des patients. D'autre part, l'étude de patients en phase accélérée ou blastique a montré l'apparition de résistances, dues soit à des mutations de la poche à ATP de la tyrosine-kinase, qui perd son affinité pour l'imatinib mesylate, soit à un phénomène d'amplification génique du gène de fusion BCR-ABL.11 L'intervention de la glycoprotéine P (résistance multidrogue), aboutissant à une perte de la concentration intracellulaire du médicament, a aussi été décrite. Il est encore difficile de savoir si de telles résistances verront le jour en cas de LMC traitées en phase chronique de novo ou après échec de l'interféron. De ces incertitudes naît la nécessité de garder sous contrôle les expériences de traitement par l'imatinib mesylate, de façon à ce que des conclusions puissent être tirées rapidement. Cela signifie, idéalement, que tous les patients devraient être traités dans des protocoles, en collaboration entre les centres hospitaliers et les médecins traitants. Pour le moment, il semble que les traitements à l'imatinib mesylate, s'ils ont produit un taux élevé de réponses cytogénétiques, n'aient pas été associés à des réponses moléculaires. Ceci suggère que l'imatinib mesylate seul ne pourrait guérir une LMC et devrait, pour atteindre ce but, être combiné à d'autres traitements efficaces tels que, par exemple, l'interféron ou encore la cytarabine.
L'imatinib mesylate n'en est pas moins un médicament raisonné, révolutionnaire, un des premiers de la génération des inhibiteurs de la transduction du signal, dont on verra très probablement de plus en plus d'exemples en oncologie et en hématologie.
Il s'agit actuellement du seul traitement curatif des LMC, que la transplantation soit associée ou non à la nécessité ultérieure d'une infusion de lymphocytes du donneur (voir article dans ce numéro). A ce bénéfice curatif s'opposent la mortalité liée au traitement, les coûts médico-économiques et les atteintes à la qualité de vie consécutives à l'éventualité d'une maladie «greffe contre hôte» chronique, cela sans mentionner dans le détail les difficultés d'une longue hospitalisation. Un système de score a été publié en 1998,12 qui permet de mieux apprécier les risques individuels de mortalité liée à la transplantation et de poser une indication en connaissance de cause. Un autre inconvénient de la transplantation allogénique de cellules souches hématopoïétiques est qu'elle est très restrictive, aussi bien en ce qui concerne l'âge des patients que la disponibilité d'un donneur. Si l'on tient compte de ces limites, 20% seulement des patients souffrant de LMC sont des candidats à une transplantation, peut-être un peu plus actuellement si l'on recourt aux transplantations avec conditionnement réduit.
L'avènement d'un nouveau médicament d'une réelle efficacité, s'il est heureux, complique considérablement les décisions thérapeutiques pour un patient donné. Pour tenter de faire un choix, il faut garder en mémoire le fait que l'imatinib mesylate, s'il est efficace, est encore très jeune et que son potentiel curatif est inconnu. Il faut se souvenir aussi des effets secondaires et du coût médico-économique de l'interféron, associé à un taux de réponse certes utile mais n'intéressant finalement qu'un patient sur trois. Finalement, il faut savoir aussi qu'une transplantation de cellules souches hématopoïétiques est une épreuve majeure, d'un coût très élevé, avec des risques de mortalité et d'atteinte à la qualité de la survie.
Une opinion personnelle pourrait être que les patients bénéficiant d'un score de risque bas pour une transplantation allogénique devraient subir ce traitement, s'il existe un donneur HLA-identique ou un donneur non apparenté d'excellente compatibilité et de faible risque. Afin de rendre les décisions moins subjectives, il serait important que les autres patients soient introduits dans des études cliniques, testant systématiquement l'interféron-a, sous sa forme pégylée par exemple, en comparaison d'un traitement avec l'imatinib mesylate. Le troisième et le quatrième bras d'un tel protocole pourraient être une combinaison imatinib mesylate/interféron-a et imatinib mesylate/cytarabine, par exemple. Une transplantation en deuxième intention est justifiée en cas d'échec de ces traitements.
La LMC est sans doute un modèle permettant de relier très directement une anomalie chromosomique au caractère malin d'une hémopathie. Elle est un modèle aussi, car elle a permis de démontrer l'efficacité d'un modulateur de la réponse biologique comme l'interféron-a. Elle reste aussi un modèle dans les essais d'immunothérapie adoptive avec des lymphocytes du donneur, en cas de récidive après transplantation allogénique. Elle est un exemple encore, car il s'agit de la première tumeur pour le contrôle de laquelle un inhibiteur de la transduction du signal a pu être conçu de façon rationnelle et utilisé de manière efficace.
Toutefois, ces exemples qui font de la LMC un modèle la désignent aussi comme une exception. L'interféron-a a un certain degré d'efficacité en cas de myélome multiple ou de lymphome de faible degré de malignité, mais les résultats de loin les plus spectaculaires ont été obtenus dans le traitement de la LMC. Cette maladie fait preuve d'une sensibilité exquise aux manuvres d'immunothérapie adoptive à l'aide de lymphocytes du donneur, certainement plus que d'autres hémopathies malignes et à moindres frais. Cela est dû, selon toute probabilité, à la conjonction d'une bonne présentation d'antigènes d'expression restreinte. Exception encore pour le moment, avec les tumeurs digestives stromales, dans sa réponse spectaculaire à l'imatinib mesylate. Comme le montre la très forte tendance à la récidive observée en cas de phase accélérée ou blastique, la remarquable efficacité de l'imatinib mesylate en phase chronique repose sur une dépendance presque totale de la leucémie au produit du gène de fusion BCR-ABL. En ira-t-il de même avec d'autres inhibiteurs de la transduction du signal pour d'autres tumeurs, caractérisées elles aussi par des translocations typiques ? Ces maladies ne sont-elles pas plutôt la résultante de mutations successives qui ne pourront plus être influencées de façon efficace par un médicament à la précision chirurgicale mais restreinte que pourrait être un nouvel inhibiteur de la transduction du signal ?