Mai 2002. La France s'apprêtait à plonger dans les premières torpeurs printanières et la traditionnelle série de jours fériés qui précèdent les premières vraies chaleurs. Les jours fériés sont toujours là, les chaleurs aussi. Des centaines de milliers de jeunes manifestent dans les rues des villes pour dire, au-delà de leur haine d'un homme qui s'en repaît, leur angoisse d'un monde qui ne serait plus démocratique. Saine colère sans doute qui à sa manière marquera la conscience de ceux qui participent à ce rituel. Laissons un instant ce séisme hexagonal et respectons la promesse faite il y a peu de traiter comme il convient le ris de veau que le gouvernement de Lionel Jospin avait, avant de disparaître corps et âme, autorisé à revenir sur les tables de France.Ris. La belle langue française et le joli mot qui désigne tout autant l'action de rire, le conte plaisant que les prédicateurs débitaient autrefois à leur auditoire le jour de Pâques, la partie d'une voile destinée à être repliée quand le vent est trop violent «et où se trouve pratiqué en ligne horizontale un rang d'illets dans lesquels on passe des garcettes servant à lier la voile sur les vergues» et le «corps glanduleux qui se trouve sous la gorge du veau». Et puis, on l'a oublié, ce terme désigne aussi les divinités qui présidaient à la gaieté. «Que dirais-je des traits où les Ris sont logés ?» interroge Jean de La Fontaine. Signe des temps et des goûts le très beau et très volumineux Grand Larousse de la fin du XIXe siècle traite pour l'essentiel de la partie gastronomique de l'affaire. «On peut assaisonner les ris de veau de beaucoup de façons» précise-t-il avant de nous offrir six préparations «parmi les plus recommandées» : «ris de veau au jus» ; «à la financière» ; «panés» ; «croquettes de ris de veau», «à la broche» ou, ironie acide de l'histoire, «à l'anglaise».C'était l'époque où l'on aimait plus que tous les abats qualifiés de «blancs», les ris bien sûr, mais aussi les rognons, les amourettes et les tétines. C'était l'époque, tenue pour bénie, des tripiers et des colonies. «A cette époque-là, on ne travaillait pas les ris comme nous pouvons le faire aujourd'hui, nous explique Jean Bardet, cuisinier à Tours, un ami et l'un des plus grands chefs de France. Ils étaient d'abord «réceptionnés», c'est-à-dire que l'on enlevait la fine peau qui les entoure. Puis ils étaient «blanchis» dans de l'eau, de la farine et deux, trois aromates avant d'être mis sous presse durant vingt-quatre heures. Curieusement, alors, les gens ne goûtaient guère la consistance naturelle, un peu molle, de cet organe. Moi je travaille aujourd'hui les ris différemment. Je les réceptionne, ne les fais pas blanchir, et les mets directement crus dans la poêle. Attention, trop cuits, ils deviennent, selon moi, un peu trop laiteux».Pour Bardet, au-delà de la vache folle et des interdits récents, les ris ont «toujours bien marché en France». «Ils marcheront toujours très bien, ajoute-t-il. Je suis persuadé que la tradition restera car contrairement aux apparences actuelles nous n'avons pas, en France, de tradition de viande de boucherie. Certes, bien des choses ont changé depuis le début des années 1950 et l'arrivée via les Américains de cette mode primitive du manger grillé-saignant et du barbecue». Et d'ajouter que, jadis, les bovins tiraient la charrue ou donnaient du lait jusqu'à plus soif et que, sans parler de la chair des poissons, la viande lorsqu'on en mangeait provenait avant tout des volailles et des abats. Le rosbif, la côte de buf ce plat de primitifs n'existaient pas alors. «C'est de cette époque que date la grande tradition française qui intégra les abats en apprêts, en vol-au-vent, en quenelles, en garnitures, en sauces, explique-t-il. Les ris étaient alors mariés aux crêtes et rognons de coq, aux écrevisses, aux truffes bien sûr, aux sauces blanches crémées. Ils ont toujours été un mets riche, précieux, que l'on mariait aux grands bourgognes».Une richesse exceptionnelle née, selon lui, de la finesse du tissu, de sa délicatesse, de son grain. Qui dira pourquoi les fonctions gustatives humaines prennent tant de plaisir à la consommation de ce tissu dont la fonction est d'aider le jeune bovin dans la reconnaissance du soi et du non-soi ? Et d'ailleurs y a-t-il une exception bovine ? «Les ris d'agneau ou de chevreau sont également bons mais plus petits, ils se cuisinent mais différemment, plus pauvrement. Disons avec des foies de volaille, une salade et déglacés au vinaigre, rien à voir
» dit encore Bardet qui ajoute que si Auguste Escoffier (1846-1935) et le XIXe ont su codifier à merveille la cuisine du ris de veau, d'autres pistes contemporaines, plus simples, sont possibles aujourd'hui avec le retour des ris des animaux nés depuis le 1er janvier 2002 à l'unique condition qu'ils n'aient connu que le pis et le lait de leur mère et jamais le triste et mortifère lacto-remplaceur, cet insupportable ersatz moderne des maternelles mamelles.Sauf événement majeur dans le printemps salement embruni de l'Hexagone, nous y reviendrons la semaine prochaine avec, notamment, Jean Bardet et Freddy Girardet.