Les assureurs-maladie (Santésuisse) ont confié à deux économistes un mandat1 en vue d'«élaborer un concept pour la promotion de la sécurité de l'approvisionnement en tant qu'outil d'appui à l'abolition de l'obligation de contracter dans le cadre de la deuxième étape de révision de la LAMal» (sic !). L'expertise (?) s'en tient à des généralités ; elle procure des arguments pour rompre l'obligation de contracter. Sous prétexte de «définition d'un nombre minimum de médecins» visant l'efficacité et l'équité (?) et masqué derrière l'expression : «garantie de la sécurité d'approvisionnement (...) en fournisseurs de prestations...», l'objectif tend à éliminer du «marché de la santé» en Suisse un cinquième environ des médecins installés en pratique privée. Cette proportion correspond aux souhaits de maints assureurs ; dans les cantons à forte densité médicale, la part s'élèverait à plus du tiers, voire la moitié ! Mais les auteurs ne signalent pas ces conséquences ! En outre, le nombre de médecins voulant s'installer en pratique privée, une fois leur formation postgrade terminée, dépassera nettement le nombre des cessations d'activité ces quinze prochaines années.2 Aussi les interdictions professionnelles d'exercice de la médecine se poursuivraient-elles durant cette période, si «l'abolition de l'obligation de contracter» devait entrer en vigueur.La concurrence est le «sésame ouvre-toi» invoqué pour contenir l'augmentation des coûts du système de santé. Mais dans quel autre domaine la concurrence est-elle stimulée par la diminution volontaire et drastique du nombre des acteurs ? Les patients ne choisissent pas de recourir à un médecin en fonction du coût de la prestation, puisqu'un tiers le prend en charge (sauf la franchise). Le recouvrement de la santé et la demande de soins n'obéissent pas à des critères marchands. En fait l'argument, cité au détour d'une phrase, est que «l'augmentation de la densité des médecins dans un canton génère une demande induite». Il s'agit alors, en termes d'économistes, de réduire l'«offre» afin de limiter la «demande». La responsabilité de l'accroissement des coûts est ainsi déviée vers les médecins et les patients ; et ainsi les médecins deviennent les coupables et les malades les fautifs d'une «consommation de soins» coûteuse...Le Conseil des Etats a largement approuvé la suppression de l'obligation de contracter. Le Conseil national va traiter ce sujet. Aussi convient-il d'examiner cet «outil d'appui» de manière critique.Quelques propos de «l'outil d'appui...»Les auteurs sont persuadés qu'un modèle contractuel fondé sur la concurrence sera mis en uvre en Suisse. Toutefois «la main invisible du marché» ne suffit pas à garantir de façon spontanée la concurrence. Aussi «une implication des pouvoirs publics est par conséquent nécessaire». Des mesures correctives d'accompagnement, ainsi qu'«un mécanisme transparent d'évaluation de la performance des fournisseurs de prestations (bench-marking)» sont à promouvoir par les cantons. Cependant « il n'est pas possible écrivent-ils (...) de donner une estimation fiable et soutenable du nombre de médecins nécessaires (... car) les variables à prendre en considération sont trop nombreuses». Ils procèdent néanmoins à une «approche pragmatique» et à des comparaisons d'indicateurs dits de performance. Les cantons sont classés en cinq catégories de densité médicale, la plus faible en Suisse centrale (et TG), la plus forte groupant Bâle-Ville et Genève, densité variant du simple au triple. Cinq indicateurs sont présentés. De leur analyse méthodologiquement discutable, les auteurs déduisent que :I le degré de satisfaction de la population n'augmente pas avec la croissance de la densité médicale ;I il n'y a pas de relation entre densité et perception de signes de rationnement ;I il n'y a pas de relation entre densité et mortalité évitable grâce aux interventions médicales ;I le nombre de visites et de consultations s'accroît avec la densité de médecins ; tandis queI le coût ambulatoire par assuré s'élève du simple au double entre les deux groupes.Les auteurs concluent hâtivement que «des degrés identiques de satisfaction générale de la population et d'«outcomes» sanitaires pourraient être atteints avec des densités moindres de médecins auxquelles correspondraient des coûts moindres». Et c'est ainsi, affirment-ils, que «la sécurité de l'approvisionnement pourra en principe être décidée sur la base des moindres densités de cantons non exportateurs de patients» (sic ; et l'«importation-exportation» de patients correspond aux recours de patients hors de leur canton de domicile, les médecins étant assimilés par les auteurs à des importateurs !). Les différences socio-culturelles, de tarifs, de vieillissement de la population, ne sont pas retenues comme indicateurs des besoins de soins... et la qualité des prestations (non quantifiable, certes !) n'est pas citée...Sur la base de leur «analyse empirique», les auteurs proposent des «standards pragmatiques». Il leur «apparaît (!) qu'une densité d'environ quinze médecins libres praticiens travaillant «full time» pour 10 000 habitants pourrait être retenue comme référence pragmatique pour le calcul du nombre de médecins nécessaire... (...). Ce paramètre correspond à la médiane des valeurs cantonales...». Puis est construite arbitrairement (sic) une catégorie de «médecins de base» composée par les généralistes, les spécialistes en médecine interne, les pédiatres et les gynécologues, le reste (sic) étant des spécialistes d'autres disciplines FMH». «La disponibilité d'un médecin de base pour 900-950 habitants apparaît judicieuse» ; plus loin : «l'adéquation (...) aux besoins de la population devrait être garantie grâce à une densité comprise entre 10 et 11 unités travaillant «full time» pour 10 000 habitants, ce qui correspond à 67-73% du standard global de référence». Ainsi la mise hors jeu de praticiens concernerait-elle surtout les «autres spécialistes» (le reste !).Les auteurs désignent les cantons comme les grands «perdants» et les assureurs les grands «gagnants» de la LAMal, qui «a sensiblement modifié les rapports de pouvoir à l'intérieur du système sanitaire suisse». La mise en uvre de la suppression de l'obligation de contracter se heurte à des résistances poursuivent-ils car il s'agit d'un domaine «à haute sensibilité politique et populaire et notamment pour les cantons qui disposent de surcapacités qui seront appelés à gérer le mécontentement populaire et professionnel» (sic). Aussi les cantons auront-ils, par négociation, la possibilité de «modifier en plus ou en moins le paramètre national en fonction de conditions locales objectives» (?). La suppression de l'obligation de contracter implique selon les auteurs :I une «transparence dans la sélection des fournisseurs» ;I la «nécessité de garder la concurrence en vie, (concurrence entre les médecins pour l'obtention d'un contrat) qui ne sera pas remise en jeu à échéances régulières» ;I de «prévoir un «espace de manuvre» pour des corrections a posteriori», car le nombre minimal de contrats n'est pas une donnée qui s'appuie sur des bases strictement scientifiques, reconnaissent-ils ;I de «maintenir la concurrence dans le temps ; une approche (yardstick competition) doit tendre à pousser «tous les opérateurs à atteindre l'efficience maximale» ;I en outre, «il va de soi que les prestations fournies par des médecins qui n'ont obtenu de contrats de la part d'aucun assureur seraient totalement à la charge des patients». Toutefois les auteurs se préoccupent de «garder un nombre suffisant d'exclus (sic) dans le jeu avec un système à deux tarifs»...Un schéma récapitule la marche à suivre : définition d'un paramètre national (densité totale, proportion des médecins de base) ; modification du paramètre par «unité de production» à savoir le canton (immigration, émigration, morbidité, composition de la population par âge et nationalité, degré d'urbanisation). Puis les partenaires (assureurs, médecins, patients) disposeraient d'un «droit de recours au fédéral contre la décision du canton».Dotation et exclusion, par cantonSi la suppression de l'obligation de contracter (au cas où elle entrerait en vigueur) ne devait concerner qu'un nombre limité de médecins (et autres «fournisseurs de soins»), il y aurait un déplacement de la demande des patients ; cela n'influencerait point le coût global. Les assureurs en sont vraisemblablement conscients. Il semble d'ailleurs que «la mise en garde (des auteurs) sur la promotion de la sécurité et les risques de la suppression de l'obligation de contracter et sur les dangers d'opérer des choix sur la base d'indicateurs économiques» leur aurait déplu (communication personnelle). L'exclusion totale ou partielle de plus de trois mille médecins en l'an 2000 en Suisse ne leur apparaîtrait donc pas excessive.Il faut signifier ce que représente la densité de quinze médecins en libre pratique pour 10 000 habitants, les auteurs s'étant gardés de le spécifier. Il y aurait sous-dotation dans onze cantons ; cela concerne un faible nombre de praticiens. En revanche, l'exclusion dans les cantons «surdotés» serait considérable, notamment ceux qui disposent d'une faculté de médecine et d'hôpitaux universitaires (même si le «standard» négocié était plus élevé que 15). Le tableau 1 indique le nombre de praticiens installés en pratique privée en 2000 (source Bulletin des médecins suisses), le nombre jugé minimal (plein temps) et la différence entre les deux.En 2000, les cantons de Suisse centrale ainsi que Thurgovie, Argovie et Fribourg ont un nombre de médecins en pratique privée inférieur à la densité de 15 pour 10 000 habitants ; un manque de quelque 260 praticiens. En revanche, et en admettant que les nombres de médecins correspondant à la densité fixée pratiquent tous à plein temps, les cantons ayant une densité supérieure disposeraient d'un nombre excédant cette «norme» d'environ 3380 praticiens (temps plein et partiel). Si les assureurs désignaient tous les mêmes médecins avec lesquels ne pas établir de contrat, ceux-ci seraient frappés d'une interdiction professionnelle et privés de clientèle. Dans ce cas de figure (tableau 1), Bâle-Ville et Genève devraient éliminer plus de la moitié des praticiens, Vaud et Zurich environ un tiers, Neuchâtel et Berne un quart, le Tessin, Schaffhouse et Bâle-Campagne un cinquième, etc. Si les assureurs, canton par canton, supprimaient des contrats de façon disparate, il s'ensuivrait néanmoins de nombreuses interdictions professionnelles, engendrant confusion et pagaille pour les assurés. Quant aux médecins ayant terminé leur formation postgrade ils ne pourraient plus s'installer qu'en nombre faible les années suivantes ! Chômage et changement de métier en perspective...Freiner le rythme d'augmentation des coûts du domaine de la santé est certes une nécessité. Mais cette machinerie éliminatoire est crasse, grosse d'effets pervers.La machinerie de la suppression de l'obligation de contracterLe rapport cité et les nombres d'exclusions qui découlent du «standard» national proposé par les auteurs (et malgré leurs réserves) sont une illustration de la concurrence, telle que l'imagine la majorité des membres du Conseil des Etats. Mais ont-ils vraiment imaginé ses conséquences ? Taille à la hache et interdictions professionnelles durant de longues années ? Les députés du Conseil national vont-ils suivre la décision de la Chambre des cantons et expliquer que la concurrence dans les professions médicales correspond à une machinerie éliminatoire de grande ampleur ? A-t-on réfléchi aux critères et aux effets d'une telle proposition ? A son application ? Il y a lieu d'estimer que ce n'est point le cas !En cas d'acceptation politique, la bagarre est programmée !1 Pr G. Domenighetti, Dr oec. L. Crivelli. Sécurité de l'approvisionnement en médecine de ville dans le cadre de la suppression de l'obligation de contracter, Institut d'économie et de management de la santé, Université de Lausanne, et Scuola universitaria della Svizzera italiana, août 2001. Diffusion par Santésuisse.2 Pierre Gilliand. «Démographie médicale en Suisse : évolution, situation présente et perspectives», Cahiers de sociologie et de démographie médicales, No 2, Paris 2001, et résumé in Sécurité sociale, OFAS, BerneNo 3/2001.