Les résultats de la transplantation intestinale ont été en constante progression depuis la fin des années 1980. Les raisons de ces progrès sont principalement l'apparition de nouveaux immunosuppresseurs et le développement de nouvelles techniques de surveillance du rejet. Actuellement, on observe des survies à un an de 80% pour les transplantations d'intestin grêle isolé, et de 60% en incluant les transplantations foie-intestin et multiviscérales. Les indications étiologiques à la transplantation intestinale comprennent l'intestin grêle court, certains syndromes de malabsorption ou de pseudo-occlusion et la tumeur desmoïde. Les patients souffrant d'insuffisance intestinale et dépendant d'une alimentation parentérale sont candidats à la transplantation dès qu'ils présentent des complications sévères telles que thromboses multiples des accès veineux, complications septiques graves et développement d'une hépatopathie cholestatique secondaire à la nutrition parentérale.
L'année 2001 a véritablement été l'année de la percée de la transplantation intestinale, notamment aux Etats-Unis où elle a acquis droit de cité par sa reconnaissance comme mode de traitement de l'insuffisance intestinale remboursable par les caisses d'assurance fédérales.1 Cet événement a été rendu possible par la remarquable amélioration des résultats cliniques de la transplantation intestinale rapportée récemment, et l'on peut prévoir un accroissement du nombre de transplantations intestinales pratiquées chaque année d'une part, et du nombre de programmes de transplantation intestinale d'autre part.
L'Unité de transplantation des Hôpitaux universitaires de Genève est le premier centre en Suisse à avoir pratiqué la transplantation intestinale. Un premier patient ayant perdu la totalité de son intestin grêle suite à de multiples interventions chirurgicales a reçu un greffon intestinal prélevé sur un donneur vivant, son frère jumeau homozygote en l'occurrence. Cette transplantation a pu être réalisée sans immunosuppression et le receveur a retrouvé son autonomie intestinale et rattrapé son retard staturo-pondéral.2 Une seconde patiente présentant un syndrome de Gardner et une volumineuse tumeur desmoïde infiltrant le mésentère et le rétropéritoine a bénéficié d'une transplantation multiviscérale, avec remplacement du foie, du pancréas, d'un rein et de l'intestin grêle. La patiente a pu être sevrée de son alimentation parentérale, mais est malheureusement décédée d'une pneumonie neuf mois plus tard, avec des greffons parfaitement fonctionnels.
Dans cette revue de l'état actuel des connaissances dans le dernier type de transplantation d'organe à avoir atteint l'âge de raison, nous mettrons l'accent sur les indications à la greffe, en insistant sur le moment optimal pour le bilan et l'inscription en liste d'attente, et bien entendu sur les résultats des diverses modalités de la procédure.
La transplantation intestinale s'adresse naturellement aux patients ayant une insuffisance intestinale caractérisée par une dépendance totale de la nutrition parentérale pour assurer les besoins métaboliques. On estime qu'une alimentation parentérale est nécessaire à la survie lorsqu'il reste moins de 100 cm d'intestin grêle pour un adulte et moins de 40 cm pour un enfant.3 Une telle insuffisance intestinale peut être provoquée par un intestin grêle court vrai, mais peut également être fonctionnelle comme on l'observe dans certains syndromes de pseudo-occlusion ou de malabsorption. Il a été estimé que l'incidence de l'insuffisance intestinale représente environ deux nouveaux cas par année et par million d'habitants, ce qui rapporté à la population suisse correspond à 12 à 14 nouveaux patients par année, dont tous ne présentent pas les critères d'indication à une transplantation intestinale.4 Lors d'une enquête longitudinale pratiquée dans toute la Suisse en 1997, nous avions recensé sept patients avec un syndrome de l'intestin grêle court dépendant d'une nutrition parentérale totale. Cinq de ces patients présentaient des contre-indications à une transplantation, en raison de leur âge ou d'antécédents de néoplasie maligne. D'après ces chiffres, seuls deux patients candidats à une greffe intestinale existaient donc en Suisse à ce moment.5 Toutefois, en raison du caractère d'enquête de cette étude, fortement dépendante de la réponse des instances interrogées, il est vraisemblable que ce chiffre soit une sous-évaluation du nombre réel de candidats à une transplantation intestinale dans notre pays.
La dernière mise à jour du Registre international de transplantation intestinale en 1999 rapporte 474 transplantations intestinales pratiquées sur 446 patients dans 46 centres à travers le monde.6 On peut estimer de façon approximative le nombre total de transplantations intestinales pratiquées à ce jour à environ 700. Les proportions, variant selon les centres, sont de 32-45% pour la transplantation d'intestin grêle isolé, de 28-45% pour la transplantation foie/intestin, et de 15-40% pour la transplantation multiviscérale.
Les étiologies à l'origine d'une insuffisance intestinale sont très différentes chez l'enfant et chez l'adulte, et sont résumées au tableau 1.1,6-10
Malgré les progrès observés dans les résultats de la transplantation intestinale, la procédure reste grevée d'une mortalité importante. De plus, un certain nombre de patients tolèrent la nutrition parentérale sans complications. Pour ces raisons, tout patient avec un syndrome de l'intestin grêle court et dépendant de la nutrition parentérale n'est pas un candidat de principe à une transplantation d'intestin grêle. Lors d'une conférence de consensus qui s'est tenue à Omaha, aux Etats-Unis en 1999, des critères de mise en liste d'attente ont été définis dans le but de standardiser les indications à une intervention majeure, pratiquée peu fréquemment et dans un petit nombre de centres. Les recommandations de cette conférence insistent sur le caractère de life-saving procedure que doit encore garder la transplantation intestinale en l'état actuel de la branche.3
Les critères de transplantation se répartissent en trois catégories : 1) complications de la nutrition parentérale compromettant la survie ; 2) haut risque de mortalité malgré une nutrition parentérale optimale ; et 3) tumeurs intra-abdominales localement invasives.
La première catégorie concerne les complications infectieuses graves des voies veineuses centrales telles qu'épisodes de choc septique, microabcès cérébraux, endocardite, ou infection à germes multirésistants. Les voies veineuses centrales au long cours induisent également des thromboses et donc des pertes d'accès veineux. On considère qu'un adulte a six accès veineux centraux : deux sous-claviers, deux jugulaires internes et deux fémoraux, alors qu'un enfant en a quatre, puisque l'on évite les sites fémoraux pour des raisons de propreté. La perte de trois sites sur six pour un adulte, ou de deux sites sur quatre pour un enfant est considérée comme une indication formelle à la transplantation. Finalement, la nutrition parentérale induit une hépatopathie de type cholestatique, qui peut évoluer plus ou moins rapidement vers une insuffisance hépatocellulaire irréversible avec complications d'hypertension portale. La présence d'une maladie cholestatique sous nutrition parentérale est une indication à la mise en liste, afin de transplanter le patient si possible avant le développement de lésions irréversibles. La présence d'une maladie hépatique irréversible est une indication absolue à une transplantation combinée foie/intestin grêle.
La deuxième catégorie intéresse principalement la population pédiatrique, puisqu'elle comprend des maladies mucosales congénitales détaillées ci-dessous, dans lesquelles des pertes excessives de fluides et d'électrolytes sont associées à l'insuffisance intestinale. La survie de ces enfants est invariablement réduite à quelques mois indépendamment de la tolérance de l'alimentation parentérale. Elle comprend également des enfants avec un intestin grêle «ultracourt» (moins de 25 centimètres d'intestin grêle) puisque ces enfants développent systématiquement et à court terme une maladie hépatique cholestatique sur nutrition parentérale. Pour cette raison, une transplantation préemptive, avant survenue de l'insuffisance hépatique, est donc indiquée.
La troisième catégorie est particulière dans la mesure où elle ne s'adresse pas à des patients avec intestin grêle court, mais des tumeurs bénignes localement invasives de l'abdomen et du rétropéritoine, représentées quasi exclusivement par les tumeurs desmoïdes que l'on observe en cas de syndrome de Gardner. L'ampleur de l'envahissement tumoral nécessite en général une transplantation multiviscérale de tous les organes intra-abdominaux, comprenant souvent le rein.11
D'une manière générale, il est recommandé aux médecins traitants s'occupant de ces patients de les adresser au centre de référence le plus rapidement possible, avant que les complications de la maladie n'aient par trop progressé. De cette façon, le bilan complet de ces patients peut être fait avant qu'ils ne soient dans un état général par trop compromis et dans un besoin désespéré d'une transplantation. En particulier, on ne doit pas attendre qu'une maladie cholestatique ait atteint un stade irréversible avant de référer un patient.3
«Une aventure en quête d'adversité» : telle fut qualifiée la transplantation intestinale peu après le premier cas publié en 1967 ; le receveur ne survécut que 12 heures.12 Les difficultés apparentes de la procédure, notamment l'intensité du rejet immunologique et des complications liées à l'immunosuppression profonde nécessaire pour le contrôler rendirent la transplantation intestinale vouée à l'échec jusqu'à la fin des années 1980. Depuis le début des années 1990, notamment depuis l'avènement du tacrolimus (Prograf®), les résultats en termes de survie du greffon et du patient sont allés en s'améliorant constamment. Les derniers résultats publiés du Registre international de transplantation intestinale en 1999 font état d'une survie du greffon à un an de moins de 30% pour les patients transplantés avant 1991, et de presque 60% après cette date, tous types de greffe confondus (intestin isolé, foie/intestin, multiviscérale).6,7
Depuis lors, une amélioration continuelle des résultats a été observée et rapportée, notamment par les deux groupes les plus actifs mondialement, celui de Pittsburgh en prenant 1995, et celui de Miami en prenant 1998 comme dates charnières.1,13 Actuellement, les survies à un an du patient et du greffon sont de 66% et 59% à l'Université de Miami. Par contre, pour les receveurs de greffons intestinaux isolés, la survie du patient est de 80% à un an et de 74% à trois ans (A. G. Tzakis, communication personnelle). Ces résultats sont similaires à ceux publiés récemment par d'autres groupes impliqués dans la transplantation intestinale.9,10
Il existe une controverse quant à la survie à long terme des receveurs de greffes d'intestin isolé en comparaison avec les receveurs d'un greffon hépatique simultané. Le groupe de Pittsburgh a rapporté une meilleure survie des greffons combinés foie/intestin par rapport aux greffons d'intestin isolé au-delà de cinq ans après transplantation, une observation expliquée par l'effet immunoprotecteur du foie, dû principalement à une augmentation du microchimérisme.1 L'observation inverse a été faite par le groupe de Miami, où les greffons d'intestin isolé ont une survie nettement meilleure, probablement en raison du meilleur état général des patients et de la moins grande lourdeur de l'intervention.1,8 La controverse n'est pas close, et il reste à voir à plus long terme si une incidence plus élevée de rejet chronique (une entité pas encore bien définie du point de vue clinique et histologique) apparaît chez les receveurs d'intestins isolés.
Le rejet aigu est la cause principale de perte du greffon. L'incidence du rejet aigu est très élevée en transplantation intestinale puisque près de 100% des receveurs en subissent au moins un épisode. La plupart de ces épisodes sont réversibles par des ajustements de l'immunosuppression, mais les rejets sévères sont souvent irréversibles. En outre, le rejet est associé à une perte de l'intégrité de la muqueuse intestinale proportionnelle à son intensité, ce qui augmente les risques infectieux liés à un accroissement de la translocation bactérienne pouvant entraîner une sepsis fatale. Cette situation particulière à la transplantation intestinale rend particulièrement délicat l'ajustement de l'immunosuppression.1,6,7
De fait, l'infection, bactérienne, fongique ou virale, est la première cause de mortalité chez les transplantés intestinaux. Les autres principales causes de mortalité sont le rejet, la défaillance multiorganique et le syndrome lymphoprolifératif post-transplantation. Ce dernier est le plus souvent une prolifération de lymphocytes de la lignée B, liée à une infection par l'EBV. Son incidence, estimée entre 10 et 19%, est largement plus élevée qu'après transplantation d'autres organes, probablement en raison de l'immunosuppression plus intense requise et de la présence de tissu lymphoïde (plaques de Peyer) dans le greffon.1,6 Cette richesse en tissu lymphoïde avait également fait craindre à l'origine qu'une incidence particulièrement élevée de maladie greffe contre hôte (GVHD) serait observée. Ces craintes n'ont pas été réalisées et, dans l'expérience de Pittsburgh, un taux de GVHD histologiquement prouvé de 4,5% a été rapporté, à l'origine d'un décès chez un seul patient, soit 0,5% du collectif.1
Les raisons invoquées pour l'amélioration des résultats sont d'une part le développement continu de nouveaux immunosuppresseurs, le tacrolimus d'abord,1 mais ensuite les anticorps monoclonaux anti-récepteurs de l'interleukine 2 (daclizumab, Zenapax® ; basiliximab, Simulect®),13 et plus récemment anti-CD52 (alemtuzumab, MabCampath®),14 permettant une immunosuppression plus sélective, et d'autre part les nouveaux moyens technologiques de surveillance du greffon comme la zoom vidéo-endoscopie, qui permet grâce à une magnification de 100 à 150 fois, l'examen en temps réel de la muqueuse intestinale à l'échelle de la villosité.13,15 Une prophylaxie plus agressive de l'infection à CMV et surtout au virus Epstein-Barr (EBV), ainsi que la disponibilité d'anticorps monoclonaux anti-CD20 (rituximab, MabThera®) ont également été impliquées.13,16 De nouvelles stratégies d'immunomodulation ont également été évaluées par le groupe de Pittsburgh, où les receveurs ont été perfusés avec des cellules de moelle osseuse du donneur dans le but d'augmenter le microchimérisme, et les greffons intestinaux ont été irradiés dans le but de réduire le risque de GVHD.1 Finalement, l'amélioration des résultats a nourri elle-même son succès, puisqu'il est indéniable qu'elle a conduit les centres de transplantation à greffer des patients plus tôt dans l'évolution de leur maladie, donc en meilleur état général pour tolérer une procédure aussi lourde.
Les progrès réalisés dans le domaine de la transplantation intestinale ont transformé cette procédure d'un acte quasi désespéré en une modalité thérapeutique qui a gagné ses lettres de noblesse. Un taux de survie qui a plus que doublé en une dizaine d'années, mis en perspective avec le pronostic sombre de ces patients en l'absence de transplantation, a fait de cette procédure, même si elle est encore grevée d'un fort taux de complications, le traitement de premier choix de l'insuffisance intestinale compliquée.
Ces succès devraient contribuer à la réalisation d'un bilan plus précoce pour les éventuels candidats, et, le cas échéant, à une mise en liste d'attente plus rapide. L'incidence réduite de l'insuffisance intestinale terminale fait de cette maladie la seule indication à une greffe pour laquelle le nombre de donneurs serait supérieur au nombre de patients en liste d'attente, avec, à la clé, des délais d'attente minimaux pour les patients en liste.