Les récentes déclarations concernant la clause du besoin ont déclenché une avalanche d'articles et de réactions sur ce sujet jugé brûlant dans la Suisse entière. Pour résumer les événements, il y a d'abord eu des tentatives d'instaurer une restriction médicale de la part des assureurs de ce pays qui pensent que le nombre de médecins en cabinets privés (et donc à rembourser) est trop élevé et qui voudraient imposer un numerus clausus à l'obligation de contracter, basé sur des critères économiques. Puis, ces jours, est tombée la quasi-décision de la Conférence des directeurs de la santé des cantons qui vise à interdire manu militari et immédiatement l'installation de nouveaux praticiens en cabinet, cela pour une durée de trois ans.
Cependant, le danger est que ces propositions de restrictions ne fassent que masquer les véritables problèmes. D'abord, celui des disparités de densité de médecins installés. Pour tenter d'y voir plus clair et afin de dissiper tout malentendu, revenons à des chiffres existants. Intéressons nous d'abord au graphique du nombre de médecins installés en pratique privée, et à l'évolution de ces chiffres dans quelques cantons choisis, graphique élaboré à partir des statistiques officielles publiées par la FMH et accessibles à tous (fig. 1). Si la densité médicale à Genève était déjà en 1989 la plus élevée de Suisse (avec Bâle-Ville), nous restons perplexes en constatant que la progression de cette densité dans la Cité de Calvin est la plus importante de tous les cantons durant ces douze dernières années. Les raisons de cette ruée vers cette ville sont certainement multiples : qualité de vie, climat, tarifs, pour n'en citer que quelques-unes. Nous pouvons tenter d'y trouver toutes sortes de prétextes plus ou moins valables pour finalement décider de ne rien entreprendre. Mais ne serait-il pas plus sage de chercher une solution à ces différences de densité médicale au niveau national ? Pourquoi ne pas créer, aux niveaux politique, médical ou des assurances, une série de mesures incitatives pour encourager l'installation des jeunes médecins dans une région de la Suisse plutôt qu'une autre ?
Mais surtout, il s'agit de ne pas perdre de vue un autre problème, plus préoccupant encore car menaçant sérieusement la prise en charge médicale dans notre pays : celui de la pénurie de médecins hospitaliers qui s'accentue nettement depuis quelques années et qui s'observe déjà, de façon très tangible, en chirurgie, en psychiatrie, en gériatrie. Elle va immanquablement poser de sérieux problèmes au système de santé suisse. En réalité, un «état de crise» semble déjà programmé pour demain. Plusieurs raisons, qui s'additionnent les unes aux autres, contribueront en effet à renforcer cette pénurie ces prochaines années :
a) Une augmentation du nombre de postes hospitaliers sera nécessaire pour diminuer les horaires très lourds que ces médecins subissaient jusqu'alors dans les établissements universitaires, cantonaux et régionaux.
b) Nous assistons à un accroissement important du nombre de patients admis dans certaines branches médicales hospitalières, comme la pédiatrie et la psychiatrie, et ce partout en Suisse, ce qui va probablement augmenter les postes de médecins dans ces services cliniques.
c) Malgré une opinion contraire largement répandue, nous allons vers une diminution des médecins formés en Suisse (fig. 2). En effet, le nombre de diplômes délivrés sera réduit de 20% ces prochaines années. A l'heure actuelle, cinq ans après la mise en vigueur du numerus clausus pré- et intra-universitaire, les facultés de médecine suisses doivent sérieusement se demander si cette mesure ne contribue pas à aggraver significativement la pénurie de médecins hospitaliers au stade de médecins assistants (aussi nommés «internes des hôpitaux»). L'extrapolation sur les années 2002 à 2004 a été calculée en fonction du nombre d'étudiants actuellement en dernières années d'études au sein des facultés.
d) Enfin, nous constatons une pénurie récente, mais bien réelle de médecins également dans d'autres pays de l'Europe, par exemple en France, en Angleterre et en Belgique. Si aujourd'hui déjà plus d'un tiers des médecins hospitaliers dans notre pays est recruté à l'étranger (en fait 3500 des 11 000 praticiens en l'an 2001), ce recrutement devient de plus en plus difficile, même en élargissant la zone de recherche.
Tout cela veut-il dire que la catastrophe est, pour demain, inévitable ? Il est sûr que, si nous n'avons pas maintenant la volonté ni le courage de réfléchir un peu plus loin que le très restrictif champ d'intérêt individuel de chacun des partenaires les caisses-maladie, le politique, le citoyen, le médecin, les facultés de médecine les tensions actuelles ne vont cesser de s'accroître.
Par contre la crise pourrait être atténuée si une clause du besoin intelligente était instaurée, par exemple basée sur les besoins réels de notre système de santé, et non sur la liberté absolue de chacun celle du médecin, du citoyen-patient, de l'assurance ne pensant qu'à son intérêt. La Suisse est le seul pays en Europe qui n'ait pas du tout de restriction à ce droit d'installation et au remboursement des prestations par les caisses-maladie. De ce fait, il est grand temps d'agir, maintenant, tout de suite, pas demain ni après-demain, pour une régulation si possible douce dans l'application du droit de s'installer et d'être remboursé, mais aussi paradoxalement pour une augmentation sérieuse du nombre de médecins à former dans nos facultés. Finalement, il paraît indispensable de créer rapidement des postes permanents de médecins spécialistes hospitaliers, avec des conditions de travail attractives, comme alternative à l'installation au cabinet.
Notre petit pays a souvent su s'adapter rapidement aux signes évidents de changements inévitables. Pourquoi pas maintenant ?