Malgré leur rapide essor, les soins palliatifs restent d'accès limité, particulièrement en raison du manque fréquent de cohérence dans leur planification. Deux programmes de soins palliatifs, l'un canadien, l'autre catalan, illustrent comment le développement de soins palliatifs étroitement intégrés aux réseaux de soins conventionnels et coordonnés entre eux améliore significativement l'accès et la qualité des soins, sans coûts financiers additionnels significatifs. Les étapes clefs de ces projets sont le recensement des besoins et des ressources existantes, la mise en uvre combinée de mesures générales (législation, formation, financement approprié des prestations médicales à domicile, etc.) et spécifiques (équipes mobiles et unités de lits) à tous les niveaux du réseau de soins et le suivi des prestations et de leur qualité. Des modèles similaires se développent en Suisse romande.
Depuis sa création, avec l'ouverture du St Christopher's Hospice à Londres en 1967, le mouvement des hospices a connu un rapide essor à travers le monde. En janvier 2000, 94 pays disposaient de services de soins palliatifs. Au cours des années, le visage des soins palliatifs s'est progressivement modifié. Dispensés initialement au sein des hospices, en dehors des réseaux de soins conventionnels, ils réintègrent lentement ceux-ci avec la création de services à domicile puis, dès les années quatre-vingt, d'unités de lits et d'équipes mobiles dans les hôpitaux. De cette phase de réintégration résulte une évolution dans le profil des patients pris en charge. Longtemps réservés presque exclusivement aux patients cancéreux en fin de vie, les soins palliatifs s'ouvrent alors aux malades à un stade plus précoce de la maladie et à ceux atteints d'affections non cancéreuses.1,2 Si positifs soient-ils, ces développements ne suffisent néanmoins pas à répondre aux besoins.
Plusieurs études européennes montrent que l'accès aux soins palliatifs est médiocre et leur qualité inégale.3,4,5 Cette situation s'explique par un développement insuffisant des soins palliatifs en regard des besoins sans cesse croissants d'une population vieillissante, mais aussi par un manque de cohérence dans ce développement. Beaucoup de structures de soins palliatifs se sont en effet ouvertes grâce à des initiatives privées ou locales, en dehors de toute planification sanitaire. En conséquence, la plupart d'entre elles sont isolées les unes des autres, malgré leur rôle souvent complémentaire et leur proximité géographique, et des réseaux de soins conventionnels.4,5
En Suisse, la situation est similaire. L'état des lieux mené par la Ligue suisse contre le cancer et la Société suisse de médecine et de soins palliatifs en 2000 révèle d'importantes disparités, la moitié des cantons ne disposant pas de soins palliatifs.6 L'existence de structures spécialisées de soins palliatifs ne garantit pas pour autant un accès équitable. Seulement 30% des patients cancéreux vaudois décédés en 1997 ont bénéficié de soins palliatifs, bien que cette région dispose de plusieurs de ces structures.7 L'Institut universitaire de médecine sociale et préventive de Lausanne, dans une enquête menée en 2000 et 2001 auprès des institutions de soins et des médecins de la région, rapporte «[...] un faible degré de développement des soins palliatifs dans le canton, notamment au-delà du contexte des affections oncologiques qui ne constituent que la pointe de l'iceberg».8
Avec le vieillissement de la population et la prévalence croissante des maladies chroniques, les besoins en soins palliatifs ne cesseront de croître ces vingt prochaines années. Pour les seules affections oncologiques, il faut s'attendre, selon l'OMS, à une augmentation de leur incidence de 30 à 50%. Dans une étude récente, les auteurs évaluent à 80% l'augmentation du nombre de patients que devraient prendre en charge les hospices anglais, si ces derniers s'ouvraient aujourd'hui aux malades non cancéreux requérant des soins palliatifs spécialisés.9
Face à une situation si préoccupante, la question se pose de savoir comment planifier le développement futur des soins palliatifs, en tenant compte des ressources financières toujours plus limitées en matière de santé. L'étude de modèles organisationnels les plus aptes à répondre aux besoins des malades est aujourd'hui considérée comme un domaine prioritaire de recherche par la plupart des organisations faîtières de soins palliatifs.10 Il n'existe en effet que deux seuls modèles, au sens d'une approche organisatrice prédéfinie portant à l'échelle d'une région, rapportés dans la littérature : la ville d'Edmonton au Canada et la province de Catalogne en Espagne. L'un et l'autre nous apportent de précieuses informations sur les principes organisationnels développés et leurs résultats.
Edmonton est une ville de 800 000 habitants du nord-ouest du Canada, qui dispose de diverses structures de soins palliatifs depuis les années quatre-vingt. En 1993, à la faveur de contraintes économiques et d'un projet de réduction du nombre des lits hospitaliers, un groupe de travail composé de représentants des hôpitaux, des structures de long séjour, des soins à domicile, des médecins traitants et de l'Université d'Alberta est mandaté pour procéder à la réorganisation des soins palliatifs dans la région. Sa première tâche est de procéder à un état des lieux afin d'évaluer les besoins, les ressources existantes, les lacunes du système et les mesures à mettre en place pour y remédier. Bien que la définition des soins palliatifs ne se réfère pas à un diagnostic, tout patient atteint d'une maladie chronique évolutive pouvant en bénéficier, le groupe de travail choisit de limiter son analyse aux patients atteints d'un cancer, faute d'indicateurs disponibles permettant l'identification des patients non cancéreux palliatifs.
L'état des lieux révèle des soins de qualité inhomogène, un accès inéquitable aux soins palliatifs seulement 22% des patients cancéreux y ont accès et des coûts très élevés consécutifs à la sur-utilisation des hôpitaux. Sur les 1200 décès annuels par cancer, 85% ont lieu à l'hôpital, moins de 15% à domicile et moins de 5% dans les structures de long séjour. L'accessibilité aux unités de soins palliatifs est inégale et leur coordination inexistante.11
De plus, une étude menée auprès des 800 médecins traitants de la région révèle qu'ils sont confrontés à de nombreux obstacles limitant leur pleine implication dans le suivi de leurs patients palliatifs. Leur formation dans ce domaine est lacunaire. Ils ignorent comment, à qui et quand s'adresser pour un conseil ou une orientation, en raison de modalités très variables de fonctionnement des structures de soins palliatifs et de leur manque de coordination. La disponibilité des consultants en soins palliatifs est aléatoire. Les délais pour accéder à un lit de soins palliatifs sont tels, que le patient doit le plus souvent être hospitalisé. Enfin, le temps de visite à domicile est pauvrement rémunéré.12
Sur la base de ces constats, le groupe de travail élabore un programme régional coordonné de soins palliatifs. Ses objectifs sont d'offrir un accès optimal à des soins palliatifs de qualité, d'améliorer la continuité des soins et d'assurer une maîtrise des coûts, en diminuant les admissions hospitalières inappropriées et en favorisant les prises en charge à domicile et dans des unités de soins palliatifs. Les structures mises en place sont :
quatre unités de soins palliatifs, au sein de structures de long séjour, dont le nombre de lits (57 lits) garantit un accès immédiat ;
une unité de soins palliatifs dans un centre hospitalier universitaire, destinée aux situations complexes ;
quatre équipes consultantes pluridisciplinaires, mobilisables 24 h sur 24 à domicile, dans les structures de long séjour et les hôpitaux.
Chaque lieu de soins, domicile compris, dispose de critères d'admission et de sortie spécifiques et connus de tous, permettant d'orienter le patient sans délai vers la structure la plus à même de répondre à ses besoins et désirs. Des outils d'évaluation et des stratégies thérapeutiques communs sont institués, afin d'assurer la qualité et la continuité des soins. Ces diverses structures sont coordonnées par un bureau régional, également responsable de l'évaluation des résultats du programme, de sa qualité, des orientations futures et de la coordination de l'enseignement et de la recherche (fig. 1).
Afin d'assurer le rôle central qui leur revient dans la coordination et la continuité des soins, les médecins traitants ont la possibilité de suivre leur patient aussi bien à domicile que dans les unités de soins palliatifs des structures de long séjour. Leurs prestations sont mieux remboursées par un fonds géré par le bureau régional. Ils peuvent faire appel en tout temps aux conseils des équipes mobiles et disposent d'une formation continue en soins palliatifs et d'un site Internet13 leur offrant divers outils d'évaluation et guidelines thérapeutiques.11
Conformément aux objectifs initiaux, le nombre de patients cancéreux décédés à l'hôpital a diminué, passant de 86% en 1992 à 49% en 1997 et a augmenté proportionnellement dans les unités de soins palliatifs et à domicile. Les durées de séjour hospitalier sont passées de 25 à 16 jours au cours de cette même période. En conséquence, 3,5 millions de dollars sont annuellement économisés, financement du programme régional compris.14 Plus important, 87% des patients cancéreux décédés en 1997 ont eu accès aux soins palliatifs, contre seulement 22% en 1992, et 30% des médecins traitants ont déjà participé à ce programme les six premiers mois de son activité.11 Ce modèle est maintenant appliqué dans plusieurs grandes villes canadiennes et européennes.15
La Catalogne compte six millions d'habitants. Plus de 80% des malades décèdent à l'hôpital. En 1989, le ministère de la Santé catalan élabore avec l'OMS un projet de planification et d'implantation des soins palliatifs dans la région, qui ne dispose alors que de deux unités de soins palliatifs. Les objectifs du programme sont d'assurer aux patients cancéreux et gériatriques le plein accès aux soins palliatifs, la qualité de ces soins et l'élaboration d'un modèle organisationnel susceptible d'être utilisé dans d'autres régions.
Les principes présidant au développement du projet sont la mise en uvre de mesures combinées, planifiées sur la base des besoins, dans tous les secteurs du système de santé. Ces mesures sont développées par étapes successives dans chaque district, à partir des ressources déjà existantes. Elles sont adaptées au système de santé local et intégrées à celui-ci. Elles sont toutes financées par l'Etat.16
Les mesures mises en uvre sont à la fois générales et spécifiques. Les mesures générales comprennent des directives nationales (définition des soins palliatifs, critères de qualité, accréditations, accès et prescription facilitée des morphiniques), et un vaste programme de formation en soins palliatifs. Les mesures spécifiques sont la mise en uvre séquentielle d'équipes mobiles domiciliaires et hospitalières et la création d'unités de lits dans les hôpitaux et les structures de moyen séjour. Ces services spécialisés entretiennent des liens privilégiés avec les soins primaires, la gériatrie et l'oncologie, et sont étroitement coordonnés entre eux.17
Cinq ans plus tard, la Catalogne dispose de 350 lits de soins palliatifs répartis dans 21 unités, de 18 équipes mobiles intra-hospitalières et de 42 à domicile. 60% des patients suivis par ces dernières décèdent à domicile. Le recours aux urgences hospitalières les trois derniers mois de vie a diminué de 44 à 22% et la durée du séjour hospitalier par patient de cinq jours. 80% des coûts du programme sont financés par les économies engendrées par la diminution du nombre et de la durée des séjours hospitaliers.18 Aujourd'hui, la quasi-totalité des districts catalans disposent d'au moins d'une équipe de soins palliatifs (tableau 1). Tous les hôpitaux universitaires, sauf un, disposent d'au moins une équipe mobile. L'accès aux soins palliatifs pour les patients cancéreux est de 67%. L'accès pour les patients gériatriques est difficilement évaluable. Ils représentent néanmoins 45% des patients suivis par les équipes mobiles à domicile, soit 12 486 personnes par année. Ce modèle organisationnel s'étend maintenant au reste de l'Espagne.19
Une stratégie nationale pour le développement des soins palliatifs
Un nombre croissant de politiques et d'associations de professionnels réalisent la nécessité d'améliorer l'accès aux soins palliatifs.20 En février 2001, la Société suisse de médecine et de soins palliatifs (SSMSP) présentait, à l'occasion d'une journée de consensus, un plan stratégique de développement pour les cinq ans à venir.21 Ses principaux objectifs sont :
d'assurer un accès aux soins palliatifs pour toute personne atteinte d'une maladie chronique évolutive, où qu'elle se trouve et quel que soit son âge ;
d'encourager le développement d'une politique sanitaire fédérale et cantonale, fondée sur les besoins et planifiée dans une perspective de réseau ;
de développer la coopération et la coordination des divers prestataires de services ;
d'améliorer la qualité des soins palliatifs en développant la formation.
Cette stratégie nationale sera réévaluée régulièrement.
En Suisse romande, une même prise de conscience conduit actuellement à l'élaboration de diverses politiques cantonales. A Genève, suite au projet de programme coordonné élaboré en 1997 dans le cadre de la planification sanitaire qualitative et à la votation de divers textes par le Grand Conseil en 1999, une commission d'experts mandatée par le Département de l'action sociale et de la santé a été chargée d'examiner la situation des soins palliatifs genevois. Elle a proposé la création d'un réseau cantonal, dont les objectifs sont l'accessibilité pour tous les patients, la continuité des soins, la coordination des intervenants, la satisfaction des patients et des intervenants et l'élaboration de critères et directives de qualité.22 Entré en vigueur au début 2000, le réseau est une structure mixte, médico-infirmière, publique et privée. Elle comprend trois équipes mobiles dans les Hôpitaux universitaires genevois et une équipe mobile communautaire. Parallèlement, s'est constitué le Groupe genevois des praticiens en soins palliatifs (GGPSP). La Fondation des services d'aide et de soins à domicile (FSASD) a également introduit la fonction d'infirmière clinicienne en soins palliatifs dans les Centres d'action sociale et de santé (CASS). Les orientations stratégiques du réseau sont définies par une commission de coordination. Cette dernière a mandaté l'Institut universitaire de médecine sociale et préventive de Genève pour une étude visant à préciser les besoins qualitatifs et quantitatifs en soins palliatifs.
Dans le canton de Vaud, la mise en uvre des nouvelles orientations de la politique sanitaire (NOPS) et la constitution progressive des réseaux de soins ont catalysé le développement de projets de soins palliatifs. Quatre des sept réseaux élaborent un programme, parmi lesquels celui de la région lausannoise qui est en phase de réalisation.23 La réflexion se conduit également au niveau cantonal. Suite au dépôt d'un postulat au Grand Conseil en 1999, le Département de la santé et la direction des Hospices cantonaux ont mandaté l'Institut universitaire de médecine sociale et préventive de Lausanne pour élaborer des propositions d'organisation des soins palliatifs pour l'ensemble du canton. L'Institut conclut «[...] qu'il paraît urgent de développer un programme cantonal capable de soutenir les projets relativement élaborés de certaines régions, sans laisser la population d'autres régions en dehors de ce développement».8 Il propose la mise en uvre de mesures générales (formation, reprise d'une expérience pilote d'hospitalisation à domicile) et spécifiques telles que la création d'une permanence téléphonique, d'équipes mobiles consultantes, de deux unités de lits complétant les ressources spécialisées existantes, dont une au Centre hospitalier universitaire vaudois, et d'un comité de pilotage chargé de la mise en uvre du programme et de son évaluation.8 Un projet de chaire de médecine palliative est également à l'étude. Ce programme sera présenté sous forme d'un projet de décret au Grand Conseil dans le courant de cette année.
En Valais, un home, l'Antenne François-Xavier Bagnoud, l'Hôpital de Gravelone et le Centre médico-social régional se sont regroupés dans cette même perspective de réseau. Leur objectif est de coordonner les activités de soins palliatifs dans la région de Sion au moyen d'une équipe pluridisciplinaire. Celle-ci a un rôle de conseil, d'aide dans l'orientation du patient au sein du réseau et de lien entre les divers prestataires et bénéficiaires. La phase pilote du réseau est financée par l'Etat du Valais et l'Association F.-X. Bagnoud.
Dans le canton de Neuchâtel, l'unité de soins palliatifs La Chrysalide à La Chaux-de-Fonds, instituée par décret cantonal en 1996, a élargi son champ d'activité en proposant une équipe mobile à même de se déplacer dans les hôpitaux, les EMS et à domicile, dans l'objectif d'initier un réseau de soins palliatifs pour l'ensemble de la région.24
Le vieillissement de la population et la prévalence croissante des maladies chroniques nous confrontent à une situation complexe, où s'affrontent les besoins d'un nombre grandissant de malades et des ressources financières toujours plus limitées. Les modèles d'organisation canadien et catalan montrent qu'un développement planifié des soins palliatifs, intégrés au réseau de soins conventionnels et étroitement coordonnés, est en mesure de résoudre cet apparent paradoxe. La réalisation d'un tel programme suppose néanmoins davantage qu'une simple réorganisation d'un système de santé devenu obsolète. Elle implique de la part des institutions et des professionnels l'apprentissage d'une interdisciplinarité de structures, où les dimensions d'interdépendance et de complémentarité l'emportent sur celle de territorialité. Voilà sans doute le plus grand défi à venir.