Les services d'urgences occupent une place d'interface entre l'extra- et l'intra-hospitalier ainsi que celle d'une discipline transversale par rapport à toutes les spécialités d'un hôpital. La pression exercée à la fois par le volume de consultation, les contraintes de temps et la complexité des situations peut être à l'origine d'une prise en charge selon un processus inadéquat et entraîner une erreur médicale. Il s'agit donc de développer, avec les différents partenaires du secteur des urgences, des protocoles permettant de prévenir les dysfonctionnements de toutes natures. L'ouverture d'un secteur de radiologie dans les urgences spécialement adapté aux besoins de l'urgence avec un personnel formé à cette spécificité va permettre de prévenir les erreurs d'interprétation de l'imagerie médicale.
«L'erreur» médicale et ses conséquences sur la morbidité et la mortalité des patients est devenue une préoccupation majeure pour tous les soignants.1 L'environnement ergonomique et la nature des soins donnés font des services d'urgence un lieu dans lequel le risque d'erreur est élevé.2
Conscients de ce problème, les urgentistes du monde occidental industrialisé ont développé des procédures et des protocoles visant à prévenir le risque d'erreur pour les patients mais également à assurer le bon fonctionnement des équipes soignantes à long terme. En effet, pour ces dernières, l'identification d'une erreur est toujours un événement déstabilisant, aussi bien pour l'individu que pour l'ensemble du fonctionnement de l'équipe.3
Il s'agit donc de promouvoir continuellement une démarche qualité permettant d'anticiper les erreurs potentielles en développant le professionnalisme de tous les collaborateurs et de favoriser un relevé d'incidents.4
Après une revue des facteurs pouvant conduire à des erreurs dans un service d'urgence, nous examinerons plus spécifiquement les erreurs liées à une collaboration/coopération insuffisante entre les cliniciens de l'urgence et le médecin radiologue au travers de l'imagerie et de son interprétation.
Dans tous les services d'urgences, les médecins travaillent dans un environnement de stress permanent. Ce stress peut être expliqué par trois facteurs :
1. Le flux continuel des cas qui arrivent en urgence. Le nombre de patients consultant en urgence a augmenté de 200% en 15 ans. Dans le même temps, le nombre de médecins a augmenté d'un peu plus de 20% et le personnel soignant de 35%. Pour un volume de 180 patients par jour, chaque membre du personnel est confronté, toutes les 15 minutes en moyenne, à un nouveau patient avec des besoins de soins qui lui sont propres. Cette cadence d'événements non programmés et aléatoires est source de stress et à la longue d'épuisement physique et psychique.
2. L'angoisse de se tromper, consciente ou non, de l'individu. Le médecin doit apprécier rapidement l'état clinique de chaque patient tout en tenant compte de façon impérative de la notion «temps». Paradoxalement, plus la situation clinique semble compromise, plus le temps fait défaut pour prendre la bonne décision et éviter une erreur aux conséquences irréversibles. Ce risque permanent peut devenir une obsession mal vécue et perturber à la longue le fonctionnement cognitif du médecin.
3. La nécessité d'agir sans délai. La capacité à agir dans l'incertitude est différente suivant la personnalité de chaque soignant. Cette contrainte répétée plusieurs fois par jour et associée à la fatigue peut être source d'une mauvaise appréciation des données objectivées et de la stratégie à suivre.
Un rapport alarmant publié en 2000 aux Etats-Unis évalue à 3 ou 4% le nombre d'erreurs survenant dans les institutions hospitalières, dont 30% pourraient être évitées. Ces études ont surtout évalué les erreurs de prescription médicale dans les hôpitaux et la survenue d'effets secondaires.
Plus spécifiquement, dans les services d'urgence, l'étude de Guly5 aux Etats-Unis a montré que sur 953 erreurs survenues chez 934 patients, 79,7% concernaient des fractures non identifiées et 77,8% provenaient d'une mauvaise interprétation des images radiologiques par un médecin urgentiste junior. Vingt-deux de ces cas ont conduit à une procédure judiciaire.
Pour les services d'urgence, dans lesquels les soignants travaillent toujours en équipe pluridisciplinaire, l'erreur est rarement l'effet d'une seule personne. Il s'agit le plus souvent d'un enchaînement de mauvaises appréciations d'une situation, qui conduit à une erreur ou à un risque d'erreur inhérent à la situation. Par risque inhérent, nous entendons une complication qui est induite involontairement par la nécessité de prendre des décisions.
Il convient donc de mettre en place un observatoire permettant d'identifier très rapidement tous les scénarios pouvant conduire à une erreur. Celui-ci peut être extérieur au groupe (audit) ou provenir d'une démarche qualité interne à laquelle participent tous les intervenants de l'équipe (rapport d'incidents). C'est cette deuxième approche qui est actuellement privilégiée dans notre service au moyen d'une procédure de relevé d'incidents. Les intervenants ont surmonté rapidement leur peur culturelle de la dénonciation lorsqu'ils ont compris qu'un relevé d'incidents permet d'identifier des défauts de fonctionnement et d'apporter très rapidement les corrections nécessaires aux procédures. Les collaborateurs participent ainsi directement à l'amélioration de leur outil de travail, ce qui a pour conséquence directe une diminution du stress de chacun.
Les recherches effectuées dans le domaine de la navigation aérienne ont démontré que l'application de procédures clairement identifiées, par chaque membre d'un équipage régulièrement entraîné et placé sous la responsabilité d'un coordinateur/leader, permet d'améliorer la performance de tous et de diminuer les risques d'incidents ou d'accidents. Ces études ont également montré que la coopération et la coordination des activités de chaque membre d'une équipe ne sont pas spontanées.6
Les approches psychologiques de la coopération considèrent que celle-ci peut être augmentative, intégrative ou confrontative.
I La coopération augmentative trouve son fondement dans les limites des capacités de fonctionnement d'un seul individu. On fait alors appel à plusieurs individus ; ils se répartissent les sous-tâches, augmentant ainsi les capacités de traitement mais pas celles des compétences de chacun.
I La coopération intégrative s'appuie sur le fait que les compétences d'un seul individu ne lui permettent pas de réaliser la tâche ; cette dernière nécessite donc de faire appel à plusieurs spécialistes qui auront à intégrer leurs contributions au profit du groupe.
I La coopération confrontative est liée, non pas aux limites des capacités de traitement d'un individu, mais plutôt à sa rationalité limitée, c'est-à-dire aux biais cognitifs ; là encore, les compétences des individus peuvent être similaires, mais en confrontant les résultats obtenus par plusieurs individus, on peut dégager la bonne solution en s'appuyant sur les incohérences issues de la confrontation. Cette forme de coopération est surtout productive dans le développement et la réalisation de projets.
On peut ainsi considérer que des individus sont en situation de coopération aux deux conditions suivantes :
1. ils poursuivent chacun des buts qui peuvent entrer en interférence, soit au niveau des résultats, soit au niveau des procédures ;
2. et ils font en sorte de traiter ces interférences pour que les activités de chacun soient réalisées de façon à faciliter la réalisation de celles de l'autre.
Une explicitation du rôle de chacun est indispensable pour standardiser les procédures. Ensuite, il faut développer une capacité de communication entre les membres d'une même équipe en faisant par exemple des exercices pratiques réguliers.
Les services d'urgences sont de très gros consommateurs d'imagerie médicale. En raison des conséquences médico-légales d'une mauvaise interprétation d'un examen radiologique, la lecture par un médecin des urgences et/ou par un radiologue, en temps réel, est un défi «qualité» pour tous les services d'urgences.7,8
Dans une étude rétrospective de 12 099 radiographies standards effectuées dans un service d'accueil et d'urgence (SAU), la discordance entre un médecin urgentiste senior et un médecin radiologue senior n'était que de 1% et de ce 1%, seule la moitié pouvait avoir une conséquence clinique et thérapeutique.9 D'autres10 en faisant la même étude, mais en comparant un médecin urgentiste junior et un médecin radiologue junior, ont trouvé une discordance dans 2,8% en défaveur du médecin urgentiste junior.
Bien que des objections méthodologiques aient été formulées à l'égard de ces études, elles ont permis d'identifier la nécessité de la présence dans les SAU de médecins urgentistes et de radiologues seniors pour l'interprétation en temps réel de la radiologie courante.
La discordance d'interprétation devient beaucoup plus grande lorsque sont effectués des examens CT, notamment cérébraux. Le taux de discordance entre un médecin urgentiste et un radiologue formé passe alors à 24,1%, mais d'une façon paradoxale les conséquences d'une mauvaise interprétation sur la suite du processus de soins ne sont que de 0,6%.11 Lors du congrès Urgences 2002 à Paris, l'équipe de l'Hôpital de la Maison Blanche du CHU de Reims a présenté une étude comparant la performance de médecins radiologues juniors et seniors. Sur 185 CT cérébraux, les juniors ont donné une interprétation en partie inadéquate dans 7,02% des cas, mais sans conséquence sur les choix thérapeutiques que doivent prendre les cliniciens à ce moment-là.12
A partir des études citées ci-dessus, diverses stratégies ont été proposées et évaluées pour prévenir le risque d'erreur liée à l'interprétation de l'imagerie. Maurice13 évalue l'impact de protocoles radiologiques précisant les indications ainsi que la systématique de lecture. Il constate une diminution de 29% de demandes inappropriées et, en rapport avec la clinique, une interprétation adéquate des clichés par les médecins des urgences dans 95% des cas. Espinosa14 organise des colloques hebdomadaires avec une relecture systématique de tous les dossiers présentant une divergence d'interprétation entre le médecin urgentiste et le radiologue. Preston15 fait une étude comparative entre des hôpitaux avec des radiologues présents la journée et seulement disponibles la nuit et ceux avec des médecins radiologues présents 24 heures sur 24.
Mann16 conclut que toutes les études montrent que des colloques répétitifs associés à la disponibilité de médecins radiologues 24 heures sur 24 donnent les meilleurs résultats. Il insiste sur la nécessité pour tous les intervenants de l'urgence de prendre l'habitude de travailler en réseau pour choisir la stratégie la plus efficace dans l'indication et l'interprétation des examens radiologiques.
L'inauguration le 23 mai 2002 de nouveaux locaux de radiologie à la Division des urgences médico-chirurgicales des HUG est le fruit d'une collaboration harmonieuse entre la direction de la DUMC et la radiologie. Grâce à cette collaboration, des fonds nécessaires ont été trouvés pour permettre à un médecin radiologue FMH d'acquérir dans le centre prestigieux des urgences de Baltimore, les compétences spécifiques à la radiologie d'urgence. La Direction générale des Hôpitaux universitaires de Genève a rapidement compris l'importance de ce projet et a permis la réalisation de cette structure de radiologie moderne parfaitement intégrée à l'infrastructure de la DUMC.
Pour assurer une coopération intégrative, un protocole d'accord à été rédigé entre la radiologie et la DUMC afin de garantir un cadre de fonctionnement clair pour les deux parties (coordination explicite des rôles). Cette politique d'établissement de protocoles d'accord par la DUMC avec ses partenaires intra- et extra-hospitaliers est indispensable pour assurer son bon fonctionnement. Celui-ci est fortement conditionné par le volume toujours croissant des consultations en urgences et le flux des patients, le tout sous influence de l'élément «temps».
Il s'agit également de développer la recherche spécifique à l'urgence radiologique. Plusieurs protocoles sont en cours de réalisation et les résultats de l'un d'eux viennent d'être acceptés pour une publication dans Radiology, ce qui est de bon augure pour le futur.
Enfin n'oublions pas l'enseignement. Les médecins radiologues participent activement à l'enseignement en 4e et 5e années (Apprentissage en milieu clinique, AMC) et plus particulièrement à l'AMC de médecine d'urgence. La Faculté de médecine de Genève a d'ailleurs été la première en Suisse à rendre cet enseignement de la médecine d'urgence obligatoire. Il s'agit maintenant de développer un enseignement post-gradué centré autour de l'imagerie couramment effectuée dans un service d'urgence et, pourquoi pas, de lui trouver une reconnaissance spécifique.
La Division des urgences médico-chirurgicales est une interface entre le pré- et l'intra-hospitalier. Sa mission est de développer des stratégies diagnostiques de la médecine de la première heure, dans laquelle l'imagerie joue un rôle important. Avec l'ouverture de l'unité de radiologie d'urgence, nous pourrons améliorer l'efficacité du processus diagnostique et assurer un enseignement post-gradué de qualité.