L'objectif de cet article est de présenter le concept de risques majeurs et de prévention. La connaissance des risques majeurs constitue un des piliers des mesures de prévention de la survenue d'accidents catastrophiques. La prise de conscience collective et politique de ces risques a mené à une réglementation spécifique et à la conception de plans de secours. L'exemple récent de la catastrophe technologique de Toulouse a illustré de manière dramatique les conséquences qu'un tel événement peut avoir dans une collectivité.
Les risques engendrés par la nature et par l'activité humaine accompagnent l'humanité depuis ses origines. On peut admettre dans une certaine mesure que les risques sont une donnée permanente ; par contre, la conscience et la perception des collectivités humaines par rapport à ceux-ci varient au cours de l'histoire. Plusieurs événements majeurs ont marqué l'histoire récente des risques majeurs dans les pays industrialisés tels que les accidents chimiques de Bhopal en 1984, où près de 4000 personnes ont trouvé la mort et 200 000 personnes ont dû être évacuées, ou encore de Seveso en 1976 ou de Schweizerhalle en 1986, ces derniers plus marquants par leur proximité, leur impact écologique et leur potentiel catastrophique.
L'étymologie du mot risque n'est pas univoque et comporte plusieurs origines : de l'italien risco exprimant le danger associé à une entreprise, du latin médiéval riscum souvent associé à fortuna ; mot obscur, peut-être apparenté à resecare avec pour sens l'écueil qui fend un navire ou plus probablement du grec rizikon la solde gagnée par chance. Le dictionnaire fait mention de danger éventuel plus ou moins prévisible. L'inventaire des risques peut être répertorié en fonction de différents critères (tableau 1) selon leur nature : risques technologiques, sociologiques ou naturels,1 en fonction de critères de localisation (risques mobiles ou statiques) ou encore en termes de rapport fréquence/gravité (fig. 1). Au sens de l'ordonnance de protection sur les accidents majeurs (OPAM),2 le risque est défini comme l'ampleur des dommages que subiraient la population et l'environnement à la suite d'accidents majeurs, combiné à la probabilité d'occurrence de ces derniers. Exprimé différemment, le risque dépend de l'existence d'un enjeu, d'une probabilité d'occurrence, de l'existence de facteurs aggravants et/ou de mesures préventives (fig. 2).
Il convient de ne pas confondre risque et catastrophe. La catastrophe correspondant à la réalisation d'un risque majeur avec, comme conséquence, une atteinte collective majeure, brutale et inhabituelle sur la population et les infrastructures, provoquant une inadéquation instantanée entre le nombre de victimes et/ou l'importance des dégâts matériels et les moyens de secours immédiatement disponibles.
A l'évocation de risque majeur en pays industrialisé, on peut omettre les risques de catastrophes naturelles et sociologiques. Le risque de catastrophes naturelles est plus élevé dans les pays en voie de développement ; on y observe en moyenne quatorze victimes par million d'habitants par année comparativement à deux victimes par million d'habitants par année dans les pays industriels.3 La catastrophe de Furiani en 1992 provoquée par l'effondrement d'une tribune de football a entraîné la chute de 3500 personnes, 1200 blessés et 5 décès.4 Cet exemple illustre le potentiel catastrophique des risques sociaux inhérents aux grands rassemblements de foule dont le nombre augmente chaque année. De nombreux déchaînements de la nature sont responsables chaque année d'importants dommages en Suisse également, avec pour mémoire quelques événements marquants (ouragan Lothar, inondations, avalanches, glissement de terrain de Gondo).
Concernant les risques technologiques en général, en 2000, on a recensé environ 2500 à 3000 sites OPAM sur le territoire helvétique. Pour le canton de Vaud, cela représente cinq sites classés Seveso et plus de 226 sites OPAM. Le réseau des routes cantonales de grand transit (1168 km), les routes nationales (176 km), le réseau ferroviaire et les gazoducs à haute pression y sont inclus.5 En 1990, le nombre de molécules chimiques couramment employées dans l'industrie était estimé à 62 000, dont 6% de produits toxiques.6 En termes de tonnage, les hydrocarbures sont les plus importants suivis par le propane/butane, les hydrocarbures chlorés, l'ammoniac, le chlore et le cyanure pour ne citer que quelques exemples courants.5 Les accidents technologiques sont répertoriés dans plusieurs cadastres nationaux et internationaux. Selon des chiffres obtenus auprès de la base de données ARIA (analyse, recherche et information sur les accidents) développée en France par le bureau d'analyse des risques et pollutions industrielles (BARPI), 1779 accidents industriels, toute gravité confondue, sont survenus sur le territoire français et 334 accidents graves dans les autres pays en 2000, pour lesquels 31 morts et 228 blessés ont été recensés.7 Le phénomène de BLEVE (Boiling Liquid Expanding Vapor Explosion) a été la cause de la catastrophe de San Juan, Mexico, en 1984, où l'explosion d'un dépôt de gaz a provoqué 500 morts et près de 7000 blessés.
Des chiffres issus de l'office de l'aviation civile internationale concernant les accidents d'avion mortels sur une période de huit ans font état de 196 cas pour lesquels on a dénombré 5430 tués et 3199 survivants. L'accident aérien n'obéit pas à la loi du tout ou rien. En effet, 40% des accidents d'avion associent des morts (44%), des blessés et des indemnes (16%). Le taux d'accidents par million de vols est de 1,9 et 70% des accidents se produisent dans la zone de l'aéroport dont 30% à l'atterrissage et 15% au décollage.1 Les accidents de train frappent également les esprits par leur lourd bilan en pertes humaines/événement alors que ce moyen de transport demeure l'un des plus sûrs. La catastrophe ferroviaire d'Eschede en 1998 qui a provoqué 102 morts en est un exemple. Par contre, l'opinion publique ne s'émeut que peu de la catastrophe chronique que constituent les accidents de la voie publique avec en Suisse 30 650 accidents et près de 600 décès en 2001.8
La catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986 a marqué le tournant dans l'histoire du nucléaire civil et illustre désormais le risque radiologique. Le risque chimique associé aux toxiques de guerre et le risque microbiologique sont à ce jour plus marquants par leur potentiel phobique que par leur occurrence avec pour exemples récents l'attentat du métro de Tokio au gaz Sarin en 1995 et les cas d'anthrax aux Etats-Unis.
Le 21 septembre 2001, l'explosion de l'usine AZF répand son onde de choc sur Toulouse. Le bilan signe un accident majeur : 30 morts, plus de 3000 blessés, un traumatisme psychologique collectif considérable et des destructions majeures disséminées sur un large secteur. D'emblée, les plans de secours sont déclenchés avec la mise en place d'un poste médical avancé. La présence d'un nuage rouge au-dessus de la ville, le risque chimique évolutif et le risque de sur-accident lié à la destruction d'infrastructures ont amené à des restrictions d'accès et ont paralysé la ville. Les moyens de communications ont été détruits et les principaux hôpitaux ont été largement victimes de la catastrophe avec des dégâts architecturaux et des blessés provoquant un début d'évacuation de locaux jusqu'à l'expertise des structures. Malgré la mise en uvre des plans de secours médicaux, les hôpitaux ont été initialement largement dépassés et ont dû procéder à un triage à l'entrée. L'analyse du retour d'expérience a démontré les difficultés de procéder à une analyse immédiate de toxicité réelle, la défaillance des moyens de transmission, la dispersion inévitable des victimes, l'impossibilité de canaliser le flux à l'exception du poste médical avancé qui a pu regrouper les victimes de l'avant (216 blessés dont 17% d'urgences absolues), la difficulté supplémentaire que constitue l'hôpital-victime, le rôle des établissements de soins devenus première structure d'accueil, y compris dans les structures privées non préparées et finalement l'impossibilité de faire appliquer des consignes de confinement lorsqu'une explosion dévastatrice est à l'origine de l'accident.9,10,11,12
«Les vicissitudes et les calamités de toute nature décident de toutes nos législations» (Platon).
A distance des conséquences immédiates des catastrophes chimiques majeures, une prise de conscience politique a eu lieu en Europe, en France (directives Seveso) et en Suisse avec l'édition de l'OPAM mise en vigueur par le Conseil fédéral en 1991. Cette ordonnance s'inscrit dans le cadre de l'art. 10 de la LPE de 1985 (Loi sur la protection de l'environnement) qui en énonce les généralités et le cadre d'application.13 Cette ordonnance complète les dispositions déjà prescrites dans d'autres textes de loi et précise que toute entreprise utilisant des matières dangereuses a un devoir de protection et de prévention selon le principe du pollueur payeur. L'assujettissement à l'OPAM est basé sur une appréciation de l'acceptabilité du risque évaluée par étude de risque. Le détenteur du risque reçoit une proposition de classification de l'autorité d'exécution, fondée sur le modèle de calcul élaboré sur la base d'un diagramme de probabilité/conséquences nommé diagramme PC (fig. 3). Un point de la courbe cumulative indique avec quelle probabilité des dommages d'ampleur équivalente ou plus grande que ce point risque de se produire, par année et par entreprise. Le seuil est déterminé en fonction du critère le plus significatif. L'établissement de ces critères est un processus complexe et coûteux nécessitant une méthodologie rigoureuse basée sur l'analyse des bases de données d'accidents suisses et européens. Actuellement de nombreuses commissions examinent les risques actuels et émergents. Selon l'OPAM, les risques sont répertoriés en trois groupes : risques statiques, risques liés à l'utilisation de micro-organismes et risques mobiles qui déterminent le champ d'application de l'ordonnance aux entreprises utilisant des substances, produits ou déchets dangereux, et aux voies de communications. La probabilité d'occurrence d'un risque mobile est proportionnelle à la longueur et aux particularités du tronçon étudié et au mode de transport.
Notre société moderne se caractérise par un effet conjugué de l'accroissement des risques et d'une aspiration des populations à une plus grande sécurité, voire même à une immunité. La prise en compte des risques majeurs passe par trois phases : la prévention ayant pour objet de réduire l'occurrence et les effets des accidents majeurs, la préparation en cas de crise comprenant l'alerte et la mise en uvre des plans de secours, la formation et l'information.14
Le rôle du médecin est de se former aux techniques et à la pratique de la médecine de catastrophe afin de mieux s'intégrer au dispositif sanitaire opérationnel de terrain ou hospitalier mis en uvre en cas de catastrophe mais aussi de prendre conscience d'un concept global de mitigation des risques majeurs (fig. 4). De manière générale, une culture commune lucide et non alarmiste des risques majeurs est souhaitable, permettant une appréhension efficace et responsable de cette problématique.15
Les réglementations sont un des piliers des mesures préventives. En Suisse, la responsabilité constitutionnelle de la santé publique incombe aux cantons. Les mesures de prévention pour faire face à un afflux massif de patients en cas d'accident majeur ou de catastrophe se situent donc essentiellement à ce niveau. Concernant le canton de Vaud, le règlement du 23 octobre 1996 prévoit l'organisation et la coordination des secours en cas d'événement majeur ou de catastrophe (ORCA) qui correspond à un plan catastrophe modulable dont la première mise en uvre remonte à 1988.16 A l'exception du concept fédéral du Service sanitaire coordonné qui fixe les modalités de collaboration avec l'armée et la protection civile dans le domaine sanitaire, prochainement révisé dans le cadre du nouveau concept «Protection de la population», les cantons disposent de leur propre plan catastrophe dont les fondements diffèrent. Même si des collaborations intercantonales fonctionnent pour la gestion des problèmes sanitaires au quotidien, l'absence d'un concept national, et ceci malgré les directives de l'Interassociation de sauvetage (IAS), complique l'élaboration de mesures de prévention efficientes malgré le fait qu'un événement impliquant de nombreux blessés aurait rapidement une connotation intercantonale. On relève en effet que le seul élément identique pour l'ensemble des plans catastrophe des cantons se situe au niveau de la fiche de blessé élaborée par l'IAS.
L'approche globale des risques dans une société consiste à une prise en compte de tous les stades du risque et de tous les niveaux d'organisation. Le concept de risque majeur, dont la prise de conscience s'est faite essentiellement dans les pays industrialisés, a largement contribué à l'élaboration de la législation en la matière et à la conception des plans catastrophes. Les mesures de prévention incluant la réglementation et la conception de plans de secours permettent de limiter la portée des événements catastrophiques. Les principaux risques en Suisse sont de nature technologique ; cependant, les risques naturels et sociologiques ne doivent pas être négligés. Une culture commune entre les partenaires impliqués dans l'organisation et la planification des secours et une meilleure coordination nationale sont souhaitables face aux risques majeurs qui, en cas d'occurrence, toucheraient largement la population et les structures au-delà des juridictions cantonales.