Pendant que l'hélicoptère apporte un foie qui va être greffé ou qu'il dépose un patient accidenté sur le toit de l'hôpital, pendant que l'ambulance hurlante traverse la ville, des malades défilent dans les services hospitaliers. Qu'ils soient plus ou moins vieux ou gravement atteints, qu'ils soient venus dans l'anonymat de leur morne solitude ou référés par un spécialiste éminent, que leurs troubles soient d'abord organiques, sociaux ou psychologiques, ils se côtoient dans les couloirs et se croisent dans les salles d'attente.Curieusement, une des difficultés (parmi d'autres ?) que rencontrent les internistes-généralistes installés dans leurs relations avec l'hôpital, c'est bien souvent de parvenir à y faire admettre leurs malades, en particulier lorsqu'ils veulent leur épargner les affres des services d'urgence et que ces derniers sont âgés. Typiquement, lors de l'appel téléphonique qui constitue un des incontournables exercices de diplomatie imposés par ces institutions, il n'est pas rare (si je m'écoute parler au moins !) de constater que la tractation s'attarde parfois davantage sur l'état civil du candidat, sur le nombre de ses décennies, ses degrés de dépendance, son environnement psychosocial qu'elle ne porte sur les motifs d'admissions les plus médicaux.Certes, ces injustes détours ne sont pas sans raison. La justification des séjours hospitaliers et la gestion des lits sont devenues une affaire de spécialistes. La science du «flux des patients» n'a d'égale que la maîtrise des contraintes liées au caractère économique des soins, que celle de la connaissance de la rationalisation de l'offre et celle des «missions spécifiques» des services hospitaliers. Mais derrière ces raisonnements responsables se dissimulent quand même parfois un objectif moins noble (la sacro-sainte «durée de séjour» !) et quelques zones d'ombre
Il faut bien convenir d'abord que le grand absent de ces discussions téléphoniques, la personne âgée, a la redoutable malchance d'être plus que quiconque gravement fragilisé par l'aggravation d'dèmes des membres inférieurs, sévèrement amoindri par une douleur qui l'a poussé au fond du lit d'où il sera à la fois si difficile, si long
mais aussi si urgent de l'en faire sortir ! C'est dans ces conditions que les réseaux primaire et secondaire finissent par s'épuiser. La famille n'en peut (veut ?) plus, les services d'aide à domicile font pression et le médecin envoyeur, lui, n'y trouve que des arguments supplémentaires. Le problème principal, c'est bien qu'il devient de plus en plus difficile de les faire valoir auprès de ceux qui gardent jalousement les portes d'entrée des hôpitaux ! A la décharge de ces derniers, il manque certainement à l'hôpital la reconnaissance de la nécessaire mission de réhabilitation. Il manque les moyens (la volonté ?) de mieux défendre le temps nécessaire de l'aide à la récupération de l'autonomie. Mais, sous le couvert de la «coordination» et de la «rationalisation», n'est-ce pas un peu de la ségrégation que nous faisons ?Ce n'est une nouveauté pour personne : notre art médical, récoltant ce qu'il a semé, va de plus en plus souvent se confronter aux personnes âgées et à leurs problématiques. La découverte piquante de ces dernières années, c'est plutôt l'âge lui-même qui devient une notion de plus en plus difficile à cerner. En effet, si le début de la vie et l'enfance demeurent des périodes chronologiquement bien définies, il en va très différemment de l'âge adulte et la vieillesse auxquels l'accès se fait en ordre dispersé. Et alors, justement, à partir de quand faut-il considérer tel ou tel patient comme relevant d'abord d'une admission autoritaire dans un service de gériatrie ? A partir de quand le pronostic de récupération est-il insuffisant pour être valablement récusé par un service spécialisé ? A partir de quand les défaillances d'organes sont-elles suffisamment intriquées et graves pour justifier une admission en milieu universitaire ? Sommes-nous prêts à sacrifier sur l'autel des technologies objectivantes davantage de moyens pour nous intéresser à la fragilité et aux agressions non spécifiques du grand âge et de la marginalisation ? Sommes-nous prêts à entendre dire et à défendre activement que la place de la maladie n'est pas toujours la première, que l'étude des dépendances mais aussi les soucis de prévention, d'organisation de l'aide à domicile sont des terrains à privilégier ?La vie hospitalière est ce mélange de situations où les protocoles de recherche clinique les plus pointus coexistent avec les attentes de placement ou les rechutes alcooliques... La vie hospitalière fait se croiser des vieillards désorientés et chuteurs avec ceux qui bénéficient des percées les plus pointues des techniques scientifiques. Le mirage serait de croire que les uns ne vont pas de pair avec les autres. L'erreur serait de minimiser l'investissement salutaire que fait tout homme pour son avenir dès qu'on lui permet de s'interroger et de se soucier de la vieillesse d'autrui.