Résumé
La déflation menace. La consommation faiblit. Aussi sophistiqués soient-ils, les objets ne déclenchent plus de réflexe d'achat. Qu'importent l'écran d'ordinateur gagnant deux pouces de diagonale et le téléphone portable promettant cinq fonctions supplémentaires : le public est las. Dans ce monde sinistré de la consommation subsiste cependant une île. Une insolente singularité. Cette île, c'est la santé. Chez elle, oui, les chiffres continuent à s'envoler. Pas un pays occidental ne fait exception (l'ex championne de la pingrerie, la Grande-Bretagne, commence aussi à perdre le contrôle des coûts). La Suisse panique, crie à l'étouffement des finances publiques et privées. Qu'elle ne s'imagine pas être la seule, ou la moins bien placée (si cela peut lui être une consolation). Aux Etats-Unis, l'augmentation des coûts de la santé sera cette année d'au moins 13%, alors qu'ils étaient déjà de 11% l'année dernière. Là-bas comme chez nous, les politiciens se disent que «ça ne peut pas continuer comme ça». Mais ne font rien. Que du bricolage. Un petit aménagement par- ci par-là. Des menaces envers les médecins. Quelques gouttes d'une mixture de compétition accrue et de «gatekeeping». Des solutions partielles ou locales. On dirait qu'ils ont baissé les bras. Impossible de maîtriser la médecine....D'accord, étant en grande partie assurées, les prestations médicales ne coûtent rien ou presque. Leur inoxydable succès se comprend de lui-même. Mais là n'est pas la seule explication. Les communications téléphoniques auraient beau être gratuites, on en épuiserait rapidement l'intérêt. Pourquoi la médecine se consomme-t-elle jusqu'à l'emballement ? Parce qu'elle s'adresse à la grande masse de la population vieillissante ? Certes. Mais tout autant, voire davantage, parce qu'elle concerne la conservation, la réalisation et l'amélioration de soi. Et que là se trouve la dernière grande aventure de l'individu contemporain....Comment mettre des limites à une médecine devenue technicienne ? Ce qui a sombré, ces dernières années, c'est le joli projet concocté dans les années 60 du XXe siècle d'une médecine justement distribuée, avec des hôpitaux tranquillement gérés et des médecins libres de leurs mouvements. Tout a progressé, en médecine, sauf la maîtrise systémique du tout. Le progrès médical a dégénéré en un processus que nul ne sait plus dominer ni même infléchir.Une volonté est-elle à l'uvre, poussant à ce mouvement ? Les politiciens ont-ils quelqu'un à prendre à la gorge pour freiner la course en avant ? Non. Justement. Il s'agit, si l'on regarde bien, d'une espèce de dérive sans sujet. Les soignants ne sont plus seuls, loin s'en faut, à décider des limites de la médecine ou à en inventer le progrès. Elle est bien passée, l'époque des médecins-timoniers. De plus en plus de monde se trouve impliqué dans l'activisme médical. Surtout, l'évolution de la médecine est sous influence croissante de la technique, de ses règles, de ses automatismes....Regardez autour de vous : plus grand-chose ne se fait sans l'aide, voire sans la sollicitation de la technique. L'arsenal devient impressionnant. Médicaments, bien sûr : ils sont la technique première. Mais aussi cathéters, endoscopes, respirateurs et autres machines de soins intensifs, de réanimation, d'anesthésie. Machines à dialyser. Prothèses, biomatériaux, cellules modifiées, transformées, stimulateurs cardiaques ou nerveux. Machines à voir, à investiguer. Scanners divers. Outils computérisés de laboratoires, mesurant la chimie du corps, comptant et triant les cellules, vérifiant automatiquement l'efficacité médicamenteuse. Tout cela digitalisé, mis en réseau. Les hôpitaux des pays riches sont devenus d'immenses consommateurs de nouvelles technologies. Coincé dans un suivisme mondialisé, ils ne peuvent pas faire grand chose : dès que du mieux technologique apparaît, comment ne pas acheter ? Tout retard serait considéré comme un scandale....Qui pilote aujourd'hui le progrès ? Non plus les médecins, mais les biologistes et ingénieurs, ou plutôt les industries qui les emploient. Observez, par exemple, combien les chirurgiens, depuis quelques décennies, se sont éloignés du corps. Leurs mains se plongent de moins en moins dans la chair, mais saisissent des instruments complexes qui les mettent à distance du champ opératoire. Leur vue est amplifiée par la télévision. Aux moments stratégiques, leurs gestes imprécis sont aidés par des robots. Désormais, les progrès se font au niveau de ces technologies-prothèses. Ils sont du ressort des ingénieurs. Certes, les chirurgiens gardent un mot à dire. Mais moins, déjà. Et les robots, ils le savent bien, rongent leur frein. Chaque année, ils grignotent du terrain. Au début, les chirurgiens maîtrisaient le mouvement. Maintenant, ils n'en sont plus sûrs.Depuis longtemps, quant à eux, les internistes-généralistes appuient leurs actions sur des médicaments-prothèses. On leur propose de plus en plus des systèmes informatisés d'aide à la décision. ça les fait un peu sourire, pour le moment. La seule chose qu'ils demandent, c'est que leur futur logiciel de consultation (qui sera livré pour l'entrée en vigueur de Tarmed) leur indique automatiquement les problèmes d'interactions médicamenteuses. Ils n'ont pas peur de la technologie. Leur truc, c'est d'écouter, de comprendre, d'agir humainement. N'empêche : la technologie, lentement, prend leur avenir en main....La médecine reposant sur des paroles, des symbolisations, des relations culturelles existe toujours. Mais, dans la course actuelle, elle se fait doubler par la médecine dopée. Il faut bien avouer que le programme visant à augmenter la puissance et la technique est plus efficace. Pour répondre à l'exigence des individus riches et modernes zéro souffrance, prolongation de la vie et «intensification de soi» rien de tel que l'artifice.Ce mouvement de fond, il est bien difficile de savoir où il mènera. La loi de la modernité, écrit Sloterdijk, est «l'engagement accru de l'artificialité dans toutes les dimensions essentielles de l'existence». Mais où sont les limites ? Faut-il qu'il y en ait ? A-t-on encore les moyens d'en poser ? Cachées sous la patine de l'explosion des coûts de la santé, voilà les véritables questions.