C'est une bien curieuse, une bien dérangeante, série de questions qui est aujourd'hui soulevée en France autour de la sortie de prison de Maurice Papon. «Papon» : faut-il encore présenter cet homme, aujourd'hui âgé de 92 ans qui, il y a quelques jours, quittait la prison de la Santé à Paris où il purgeait depuis fin 1999 une peine de dix ans de réclusion criminelle pour complicité de crimes contre l'humanité ? L'affaire fait grand bruit en France comme en Europe. Pour l'heure, le garde des sceaux a annoncé, jeudi 19 septembre, qu'il allait demander au parquet général de former un pourvoi en cassation contre la décision de libération de l'ancien fonctionnaire de Vichy qui, dit son avocat, conservait précieusement dans son bagage pénitentiaire une photographie dédicacée du général de Gaulle.
Sans prendre position sur le fond d'une affaire décidément bien complexe, on ne peut pas ne pas rappeler ici sa double dimension médicale. Il faut en effet savoir que la libération de cet homme refusée en première instance, acceptée en appel résulte d'une simple application de la loi. Cette sortie de prison est en l'occurrence le fruit de la loi du 4 mars 2002 concernant «le droit des malades» et qui, pour d'évidentes raisons humanitaires, autorise la suspension de peine des détenus dès lors que ces derniers sont atteints de pathologies mettant leurs jours en danger ou si leur état de santé est incompatible avec la détention. Etonnante volte-face qui voit un homme condamné pour complicité de crimes contre l'humanité bénéficier d'une loi humanitaire. Ce texte avait, en son temps, été défendu par Bernard Kouchner lorsqu'il était ministre de la Santé. Voté par la droite comme par la gauche, cette loi résultait des recommandations de nombreux rapports parlementaires sur la situation des prisons françaises et n'avait d'autre but que de permettre à un prisonnier gravement malade de ne pas finir dans la solitude carcérale.
La question de la santé du tristement célèbre condamné Papon n'a pas été traitée à la légère. Ces derniers mois, deux collèges de deux experts se sont réunis à son chevet. Dans la conclusion de leur rapport daté du 26 juin, le Dr Odile Diamant-Berger, médecin légiste et le Dr Jean-Pierre Denizeau, cardiologue écrivaient : «L'état de santé de M. Maurice Papon est actuellement précaire, en aggravation constante et rapide du fait notamment de sa pathologie cardiovasculaire diffuse, évoluée, sévère, invalidante, ayant entraîné une détérioration importante de l'état général avec impotence pratiquement complète et grabatisation, malgré un traitement médical permanent correctement assuré, une surveillance précise et des interventions thérapeutiques rapides et adaptées, sinon réellement efficaces.» Ils ajoutaient : «Il est évident, au vu de cette période d'observation en détention de plus de deux années, que cet état pathologique est maintenant et durablement incompatible avec le maintien en détention.»
Les Drs Bernard Labbé et Pierre Leporc : «Compte tenu de l'âge de l'intéressé, de l'existence de plusieurs pathologies lourdes susceptibles d'évoluer vers une défaillance organique aiguë, nous considérons que le maintien en détention représente un risque vital du fait de l'impossibilité d'organiser des soins de réanimation d'urgence en milieu carcéral. M. Maurice Papon est atteint de plusieurs pathologies engageant le pronostic vital. Son état de santé est durablement incompatible avec le maintien en détention.» La justice insiste. Elle demande aux deux premiers experts si «l'état de santé (de M. Papon) serait compatible avec une incarcération en milieu spécialisé». Les Drs Diamant-Berger et Denizeau répondent dans un complément de rapport daté du 9 juillet : «L'incarcération en milieu spécialisé de ce patient âgé, en condition cardiaque et neurologique à haut risque, ne nous paraît pas envisageable, faute de structure carcérale adaptée existante en France.» Son traitement quotidien actuel : Lasilix, Amlor, Sectral, Trinitrine, Palvix, Stilnox, Lexomil, Transipeg et Tardyféron.
Et voilà cet homme que l'on dit en phase de grabatisation quitter la Santé sur ses deux pieds ; et l'opinion de s'indigner à la vue de celui que l'on dit mourant monter dans la voiture de son avocat pour gagner sa belle demeure de la région parisienne. «Le terme de grabataire est pris dans un mauvais sens en général, notamment dans les médias, a cru devoir expliquer sur les ondes radiophoniques le Dr Diamant-Berger. Un individu gravement malade n'est pas obligatoirement mis sur une civière ou avec des cannes.» Selon cette célèbre experte, mieux vaudrait parler d'«impotence». «Etre impotent, dit-elle, c'est être incapable de faire des efforts de marche prolongés. On est impotent à partir du moment où l'on ne peut pas monter les escaliers ou marcher longtemps.» Mieux vaut ici, comme toujours pour ce qui touche aux mots et aux maux, consulter le Pr Loïc Capron, chef du service de médecine interne de l'Hôtel-Dieu qui sous la signature d'Omicron1 nous régale à échéance trop peu régulière dans les colonnes de la Revue du Praticien.
Interrogé au crépuscule, voici ce qu'il nous livra, à l'aube, au registre de «Grabataire» : «Grabatus en latin (krabbatos en grec) est un méchant lit, "tel que sont ceux des pauvres gens" (Littré). "On dit en burlesque, qu'un homme est sur le grabat, pour dire, qu'il est retenu au lit, qu'il est malade" (Furetière). Le grabataire ou grabateux (Céline) est, "dans le langage des bureaux de bienfaisance, un malade qui ne quitte pas le lit" (Littré). Comme clinicien (du grec klinê, couche, bière pour les défunts), grabataire fut le "nom de sectaires qui différaient de recevoir le baptême jusqu'au lit de mort" (ib.). Grabatiser, pour dire "devenir grabataire" et grabatisation sont des néologismes du jargon médical. Il y a parenté de son, mais non de sens, entre grabat et gravats, débris d'une démolition, substantif pluriel que de mauvais drôles mettent sauvagement au singulier pour désigner le moribond qui gît sur le grabat.» Les juges et les experts apprécieront.
1 Rappelons qu'Omicron est l'auteur d'un précieux et remarquable ouvrage intitulé «Mots et Maux», édité par les éditions Jean-Baptiste Baillère-La Revue du Praticien (2, cité du Paradis, 75 010 Paris).