L'épidémie d'encéphalopathie spongiforme bovine en Europe et la reconnaissance d'une nouvelle forme de maladie de Creutzfeldt-Jakob en Grande-Bretagne ont contribué à augmenter la conscience des risques potentiels de transmission interhumaine de prions pathogènes lors d'interventions médico-chirurgicales. Cependant, bien que ce risque ne puisse certes pas être négligé, l'état encore très lacunaire des connaissances scientifiques dans ce domaine rend difficile l'émission de recommandations ou directives précises, fondées sur l'évidence ou sur des consensus d'experts. Cet article révèle les éléments disponibles et les nombreuses incertitudes à considérer pour répondre au mieux aux craintes légitimes en matière de sécurité des patients.
L'estimation du risque d'acquisition de la maladie de Creutzfeldt-Jakob (MCJ) dans le cadre de soins médicaux doit tenir compte de différents éléments qui ont tous une influence propre. Cependant, nos connaissances sur le mode de transmission des prions qui peuvent causer la MCJ comportent encore des lacunes considérables dans de nombreux domaines. Ces lacunes empêchent toute quantification précise du risque encouru. Ainsi, le présent article correspond à une simple tentative pour estimer ce risque, en fonction de l'état actuel des connaissances.
Le risque de transmission dépend des facteurs suivants qui seront analysés plus en détail ci-après : 1) la prévalence des personnes atteintes et encore asymptomatiques en Suisse ; 2) les voies de transmission nosocomiale ; 3) la probabilité de contamination des instruments chirurgicaux ; 4) la probabilité d'acquisition de prions par la réutilisation de ces instruments après qu'ils aient été décontaminés et stérilisés ; 5) l'efficacité des mesures de décontamination et de stérilisation actuelles pour inactiver les prions. Ces différents facteurs sont discutés ci-après, à la lumière des connaissances publiées jusqu'ici.
Cette prévalence est inconnue pour le moment. Ce facteur ne peut donc pas être introduit dans un calcul de risque. Un projet commun entre l'Office fédéral de la santé publique et le Centre national pour les maladies à prions a été initié récemment dans le but de détecter l'éventuelle présence de prions pathogènes sur des tissus humains provenant de salles d'opérations et d'autopsies. Il permettra une meilleure évaluation de ce paramètre.
Néanmoins, diverses données laissent suspecter que la prévalence des personnes touchées par la MCJ et encore asymptomatiques n'est pas nulle en Suisse. En effet, la forme classique de MCJ, qu'elle soit sporadique ou familiale, existe dans notre pays comme ailleurs depuis de nombreuses années. Comme cette maladie a typiquement une très longue période d'incubation, il est évident que certaines personnes sont infectées par des prions causant la forme classique de MCJ, sans qu'aucun signe ou symptôme soit présent. Alors que l'incidence des cas cliniques de la forme sporadique de MCJ était stable en Suisse, aux alentours de 1,5 cas/million d'habitants/an au cours des années passées, une augmentation préoccupante de cette incidence a eu lieu en 2001, pour atteindre 3 cas/million d'habitants/an.1 Cette augmentation est également présente en 2002. L'analyse biochimique des prions retrouvés chez les personnes décédées, ainsi que les recherches cliniques et épidémiologiques entreprises à ce sujet, n'ont cependant donné aucune indication laissant suspecter la présence de cas correspondant à la nouvelle variante de la MCJ (vMCJ). Jusqu'ici, cette augmentation d'incidence n'a pas trouvé d'explications claires. Il n'en demeure pas moins qu'elle laisse suspecter une augmentation parallèle de la prévalence des personnes atteintes et encore asymptomatiques.
De plus, bien qu'aucun cas de vMCJ n'ait été diagnostiqué jusqu'ici en Suisse, il ne peut pas être exclu, que pour cette maladie également, un certain nombre de personnes soit en phase d'incubation et encore asymptomatique dans notre pays. En effet, après la France et le Portugal, la Suisse, avec 420 cas d'encéphalopathie spongiforme bovine (ESB) reconnus depuis 1987, est le 3e pays d'Europe continentale pour ce qui concerne la fréquence de cette maladie chez les bovins. Il est donc probable qu'une exposition significative de la population aux prions de l'ESB ait eu lieu chez nous (www.
bvet.admin.ch). Néanmoins, le nombre de bêtes malades en Suisse paraît négligeable en comparaison des 182 715 cas d'ESB diagnostiqués chez les bovins du Royaume-Uni. Même si la population suisse est clairement moins nombreuse que celle du Royaume-Uni, il paraît peu vraisemblable d'imaginer que notre pays doive compter, dans le futur, avec un nombre de cas de vMCJ semblable à celui du Royaume-Uni (fig. 1).
Les premiers cas de vMCJ furent diagnostiqués en Grande-Bretagne en 1995.2,3 Depuis l'année 2000 (28 cas diagnostiqués), aucune nouvelle augmentation n'a été détectée dans ce pays. En 2002, onze cas établis ou probables y ont été enregistrés jusqu'à la fin août. Ces données indiquent une stabilisation de l'incidence de ces cas en Grande-Bretagne. Il n'est pas possible de prédire actuellement de façon fiable si de tels cas de vMCJ vont apparaître en Suisse, ni quand ils pourraient se manifester.
Cependant, la survenue d'un nombre relativement élevé de cas d'ESB en Suisse au cours des années passées et étant donné ce que l'on sait de l'épidémiologie de cette maladie, il est possible qu'une partie de la population ait été infectée et que cela contribue à augmenter la prévalence des porteurs asymptomatiques de prions pathogènes dans notre pays.
Bien que des informations précises manquent, il paraît donc sensé de prendre des mesures pour réduire le risque de transmission de prions dans notre population. A cet égard, les mesures appliquées dans l'industrie alimentaire jouent certainement un rôle central. Elles doivent néanmoins être augmentées par d'autres précautions qui visent le domaine médical. Pour cela, les voies de transmission nosocomiale et la probabilité de contamination des instruments de chirurgie doivent être prises en considération.
La transmission nosocomiale de prions est certainement un événement rare. Cependant, de tels événements ont été publiés de façon répétée au cours des vingt dernières années. Mis à part les greffes de dure-mère et de cornées, ou l'administration d'hormones de croissance hypophysaires, ces publications recensent des cas iatrogènes de MCJ dus à la contamination d'instruments de chirurgie. Le nombre exact de cas survenus par cette dernière voie n'est pas connu.
Plusieurs études cas-contrôles récentes laissent cependant entrevoir les interventions chirurgicales comme un facteur de risque pour la MCJ. Ward et coll., dans une étude de l'European Union Collaborative Study Group of Creutzfeldt-Jakob Disease, rapportent par exemple un risque 1,8 x plus élevé de MCJ en cas d'interventions chirurgicales antérieures (intervalle de confiance à 95% entre 1,2 et 2,6).4 Les 326 patients et 326 contrôles de cette étude furent recrutés en Grande-Bretagne, en Allemagne, en France et aux Pays-Bas. Les diagnostics de MCJ furent posés entre 1993 et 1995. Ainsi, les cas de cette étude correspondaient tous à la forme classique de MCJ. Ses conclusions ne sauraient donc s'appliquer sans autre à la situation actuelle, suite à l'apparition ultérieure de la vMCJ.
Dans cette étude, l'association entre le diagnostic de MCJ et l'anamnèse d'interventions chirurgicales antérieures était plus élevée chez les femmes que chez les hommes (risque relatif 2,5 ; intervalle de confiance à 95%, 1,5-4,0) et était spécialement significative pour les interventions gynécologiques (risque relatif 1,5 ; intervalle de confiance à 95%, 1,0-2,3). De façon surprenante, les interventions de neurochirurgie ne constituaient pas un facteur de risque significatif dans cette étude. Ceci est vraisemblablement dû au petit nombre de patients ayant subi de telles interventions dans le collectif étudié. De même, les interventions ophtalmologiques, ORL et celles portant sur la colonne vertébrale, ne constituaient pas un facteur de risque pour la MCJ. Une autre étude cas-contrôles, réalisée par Zerr et coll., trouva une association, mais non significative, entre les interventions neurochirurgicales effectuées sur le cerveau et le développement ultérieur de MCJ.5
Le tableau 1 résume les résultats de quelques études cas-contrôles portant sur les facteurs de risque de MCJ. Les résultats recensés dans ce tableau ainsi que ceux d'autres études ne permettent pas une estimation définitive du risque de transmission nosocomiale de MCJ. En effet, les méthodes employées sont dissemblables et la maladie est trop rare pour obtenir une estimation définitive. Cependant, malgré ces limitations, différentes études démontrent que les interventions chirurgicales ne sauraient être éliminées a priori des facteurs de risque pour la transmission de maladies à prions. En fait, au vu de la difficulté de réduire l'infectivité des prions par des procédures de routine ou par l'utilisation de produits désinfectants, il faut très vraisemblablement déduire de ces études que les interventions chirurgicales peuvent constituer un risque de transmission de MCJ.
Ceci étant accepté, se pose la question de savoir si ce risque est le même pour toute intervention chirurgicale ou s'il existe des opérations pour lesquelles il est plus haut, plus bas ou inexistant. Si l'on se fonde sur l'étude de Collins,6 un grand nombre d'interventions chirurgicales, portant sur des sites anatomiques différents, semble comporter un risque. Par ailleurs, il peut paraître étonnant que les interventions portant sur le système nerveux central, cible principale des maladies à prions, ne soient pas significativement associées à la MCJ dans les études de Collins, Zerr et van Duijn.5,7 Comme déjà discuté auparavant, ceci pourrait bien être dû à un nombre trop petit d'interventions de ce type subies par les patients inclus dans les études précitées. Le pouvoir statistique nécessaire pour reconnaître ce facteur de risque spécifique serait ainsi insuffisant.
Un autre paramètre doit être pris en compte lorsque l'on considère les risques de contamination et de transmission de prions dans le cadre d'interventions chirurgicales. Il s'agit de la distribution et de la concentration des prions pathogènes dans les différents tissus corporels.
Ces paramètres ont été étudiés par Wadsworth et coll. chez six patients décédés de vMCJ.8 D'après cette étude, la concentration de prions pathogènes est la plus élevée dans le cerveau. Comparativement, la teneur en prions de la moelle épinière est de 30% et celle des ganglions lymphatiques de 0,1 à 1,0%. Globalement, elle est dix fois plus basse dans les tissus lympho-réticulaires, y compris la rate, que dans le cerveau. Les recherches effectuées dans cette étude n'ont pas mis en évidence de prions dans le cur, les poumons, le pancréas ou les reins. Ces résultats doivent néanmoins être interprétés avec prudence pour les raisons suivantes : 1) le nombre de patients investigués est très petit ; 2) la sensibilité de la méthode biologique utilisée n'est pas absolue. Il se pourrait donc que des prions pathogènes soient également présents en faible concentration dans les organes trouvés négatifs ; 3) les tissus nerveux et lympho-réticulés sont présents dans tous les organes et il est donc possible qu'une contamination des instruments de chirurgie survienne lors de toute intervention.
Les incertitudes présentées ci-dessus quant à l'estimation du risque de transmission par des instruments de chirurgie contaminés, conjuguées à la situation épidémiologique de l'ESB en Suisse et de la vMCJ en Grande-Bretagne, ont conduit à une réflexion approfondie des personnes concernées par l'hygiène hospitalière en Suisse. Une Task Force, centrée autour du groupe Swiss-NOSO, s'est formée à l'initiative de l'Office fédéral de la santé publique. Cette Task Force a reçu le mandat de produire des recommandations et des directives destinées à diminuer le risque de transmission de prions pathogènes lors d'interventions médico-chirurgicales. Les premières recommandations à ce sujet furent publiées dans le bulletin Swiss-NOSO de juillet 2001.9 La stérilisation à la vapeur des instruments de chirurgie réutilisables doit dorénavant se faire à 134° C pendant 18 minutes. Une enquête, réalisée auprès de services de stérilisation d'hôpitaux membres de l'association H+, a démontré que la plupart de ces institutions disposaient d'installations qui rendaient ces recommandations techniquement possibles. L'effet de l'allongement du temps de stérilisation sur l'ensemble du cycle de traitement des instruments est acceptable au vu des expériences déjà pratiquées. En effet, d'autres étapes du cycle peuvent être améliorées, par exemple le transport de la salle d'opération jusqu'au service de stérilisation. De plus, l'effet possible d'une plus haute température sur la durée de vie des instruments est en cours d'investigation par la Task Force. Ces recommandations pourraient prendre la forme d'une nouvelle Ordonnance fédérale pour tous les hôpitaux suisses, à partir de 2003.
Le risque de contamination des instruments chirurgicaux par des prions ne se limite bien sûr pas seulement à la médecine hospitalière. Les interventions chirurgicales pratiquées dans le milieu ambulatoire doivent aussi être prises en considération, en particulier pour la neurochirurgie, l'ophtalmologie et l'oto-rhino-laryngologie.
Il est cependant difficile de limiter le risque de contamination à des interventions portant sur certains organes. Ceci est particulièrement vrai pour la vMCJ, lors de laquelle des prions pathogènes sont distribués dans l'ensemble du système lympho-réticulaire. Cette difficulté se reflète dans les résultats des différentes études cas-contrôles présentées ci-dessus, études qui montrent que toutes sortes d'interventions peuvent être considérées à risque. Ainsi, la santé publique suisse doit tenir compte de critères économiques et de faisabilité pour réduire, autant que possible, le risque de transmission de maladies à prions dans le contexte médico-chirurgical. Par exemple, l'Ordonnance susmentionnée, qui devrait entrer en vigueur à partir de 2003, n'oblige pas la stérilisation à la vapeur à 134° C pendant 18 minutes pour tous les cabinets médicaux. Nous recommandons cependant, dans la mesure du possible, que les médecins praticiens qui effectuent des gestes invasifs procèdent aux adaptations nécessaires pour satisfaire à ces critères de sécurité.
La stérilisation seule ne suffit toutefois pas pour atteindre une inactivation complète des prions pathogènes. Ceci est particulièrement vrai lors de contaminations importantes survenant après une intervention sur des tissus à haute teneur en prions. Pour cette raison, la décontamination et la désinfection des instruments avant la stérilisation sont très importantes. Le nettoyage en machine devrait par exemple s'effectuer à l'aide de produits dépourvus d'aldéhydes. En effet, les aldéhydes peuvent fixer les prions et contribuer à maintenir l'infectiosité d'instruments contaminés. Le rôle du pH de la solution servant au nettoyage n'est pas encore suffisamment investigué. Divers experts recommandent néanmoins l'utilisation de produits alcalins qui sont capables de mieux dissoudre les protéines. De même, l'effet de diverses enzymes sur les prions fixés à la surface d'instruments fait toujours l'objet de recherches.
Ainsi, des recommandations définitives pour la décontamination et la désinfection des instruments chirurgicaux avant la stérilisation ne peuvent pas encore être formulées. Pourtant, les services de stérilisation peuvent clairement contribuer à améliorer la sécurité des patients, en évaluant et en améliorant, si nécessaire, la qualité de leurs procédures de préparation des instruments réutilisables. Il convient en particulier d'être attentif à débuter le processus de retraitement des instruments immédiatement après leur usage, sans laisser la possibilité au sang ou à d'autres substances biologiques de sécher.
Au vu de ce qui précède, il est évident que divers aspects pratiques concernant la prévention de la transmission nosocomiale de la maladie de Creutzfeldt-Jakob ne sont pas résolus.
D'autres questions restent également ouvertes. En effet, les hôpitaux utilisent aussi des instruments thermolabiles, qui ne peuvent pas être traités selon les procédures recommandées actuellement. Ces instruments ne devraient en aucun cas être stérilisés par l'utilisation de formaldéhydes. Par ailleurs, la stérilisation à l'oxyde d'éthylène est inefficace sur les prions et l'effet de la stérilisation au plasma sur ces agents infectieux est inconnu à ce jour. Il n'est donc pas possible de recommander, dans l'état actuel des connaissances, un procédé de stérilisation démontré efficace contre les prions pour les instruments thermolabiles. Ainsi, l'utilisation de ces intruments devraient être, autant que possible, restreinte ou leur remplacement être envisagé par des instruments qui supportent la stérilisation à la vapeur à 134° C pendant 18 minutes ou des instruments à usage unique. Un tel changement n'est cependant pas envisageable pour certains dispositifs, tels les endoscopes souples. La Task Force est en train d'évaluer les possibilités de traitement de ces instruments. Des recommandations à ce sujet seront publiées aussitôt que possible dans le bulletin Swiss-NOSO.
Comme les connaissances sur les prions et sur la prévention de leur transmission nosocomiale sont encore très partielles et en pleine évolution, il est recommandé aux médecins et aux hôpitaux de suivre régulièrement les développements dans ce domaine, par exemple en parcourant chaque semaine le Bulletin de l'Office fédéral de la santé publique.