Résumé
Ce qui se joue, ces jours d'augmentation de primes où le départ de Ruth Dreifuss fait bruisser d'ambitions les antichambres du Parlement et où tout semble possible, c'est une certaine philosophie. C'est le fait que la médecine constitue l'une des dernières exceptions culturelles. C'est la liberté des médecins garante de celles des patients.Vers quoi allons-nous ? Libre choix du médecin ? Liberté de contracter ? Système semi-libéral ? Pur libéralisme ? Aucune importance. Mais la liberté : oui, cela importe. Même réponse pour la question de la caisse unique, ou celle de son avatar radical, ce curieux montage façon CNA que vantait, la semaine dernière, une brochette de radicaux : pourquoi pas ? Si la liberté augmente.Pas n'importe quelle liberté. Pas la liberté d'indétermination, telle que la propose la sollicitation publicitaire. Pas la liberté de l'enfant qui tapote sur les touches du piano et proclame : je suis libre. Non : la liberté de qualité, comme disait Aristote, celle de l'artiste qui a maîtrisé sa technique, du pianiste qui, ayant travaillé des années, peut, en jouant, exprimer le plus intime de lui-même et le transmettre à son auditoire dans un échange hautement humain. C'est cette liberté que les médecins revendiquent. Du moins sa possibilité, puisqu'en tant que telle, elle ne se décrète pas. Mais cette possibilité-là, non, elle n'est pas négociable....Quelles conséquences à la clause du besoin ? En voici une. Les médecins assistants vaudois menacent de faire une grève administrative. Ce qu'ils exigent : un salaire dans la moyenne des assistants suisses, des horaires raisonnables et des heures supplémentaires payées. Car enfin : pourquoi accepteraient-ils de travailler bien plus que n'importe quel employé de la fonction publique pour un salaire inférieur, si l'on considère le niveau de formation et de responsabilité ?Voilà l'enjeu. Fin de la liberté de s'installer ? Avenir coincé par la clause du besoin ? Eh bien alors fin d'un pan de différences. Fin de l'exception culturelle. Désormais, on parle argent, conditions de travail, et on parle dur. La clause du besoin, de la bouche même de Ruth Dreifuss, est une mesure brutale ? La réponse sera logiquement brutale, elle aussi. Question de respect, de justice, et de légitime auto-estime d'une profession.La liberté a une valeur humaine. Pour elle, depuis toujours, les médecins sont prêts à des sacrifices en termes de vie privée, de temps de travail. Mais dès lors que la liberté est retirée, ces sacrifices-là (pas forcément les autres) ne sont plus que la marque d'une faiblesse....Avec leur croc-en-jambe pour vieux leur proposition d'augmenter la prime des plus de 50 ans les caisses-maladie ont fait comme chaque année : diversion, au moment où tout le monde leur demande des justifications précises aux augmentations de primes. Mais aussi, cette fois, s'en prendre à la solidarité jeunes-vieux, pivot de la société et cadre de la LAMal, c'était un peu gros. Bien sûr, peut-on argumenter, la même société a, pour différentes raisons intéressées, un faible pour les vieux, dans sa distribution des richesses et des charges. Les vrais perdants de la solidarité générale, ce sont les jeunes ménages et les mères célibataires. N'empêche : en médecine, la solidarité ne se discute pas à la légère.Dès lors, était-ce de la simple maladresse ? Ou alors faut-il penser, comme le suggère Michel Zendali, dans Le Temps, que les caisses ont sciemment voulu inquiéter : la médecine devient si chère, voulaient-elles dire, que si l'on refuse des mesures du type fin de l'obligation de contracter, il faudra en venir à pire. Autrement dit, c'est l'un ou l'autre, chère population : soit on blackboule la liberté, soit on tranche dans la solidarité
Heureusement, la manuvre a capoté. D'où que soient venus les commentaires, ils étaient négatifs. Il fallait voir, d'ailleurs, comment Pierre-Marcel Revaz, directeur du groupe Mutuel, se contorsionnait dans d'incompréhensibles explications, mercredi dernier, au téléjournal. Son embarras faisait apparaître la manuvre pour ce qu'elle est : pitoyable....Il a raison, Marc Crépon, dans son petit brûlot récemment paru,1 de remettre en cause le concept de «choc des civilisations» défendu par Samuel Huntington et qui fait le lit de la politique américaine actuelle. Choc des civilisations ? Non : choc des cultures à l'intérieur d'une même civilisation. Car ne confondons pas culture et civilisation. La civilisation est un projet utopique commun qui dépasse aussi bien les individus que les cultures. Il n'y a de cultures même conflictuelles que dans la mesure où elles regardent la civilisation. Le reste, ce n'est pas de la culture.Au niveau de la médecine, nous devons, nous, les médecins, exiger une culture de la classe politique et des assureurs. La pire des choses serait de les laisser croire qu'ils pourront se contenter de gérer, d'administrer, sans prendre des positions éthiques, sans se décider sur des questions culturelles. Nous ne devons pas laisser s'installer cette mascarade où tout le monde fait semblant de croire que tout dépend d'une raison comptable, dans la maîtrise du système de santé et que, donc, il suffit que des assureurs montrent de bonnes aptitudes à gérer des chiffres (ce qu'ils n'ont, à part ça, jamais fait, et loin s'en faut) pour que les clés du royaume des soins leur soient confiées....Bernard Crettaz, l'ethnologue officiel de l'intelligentsia pseudo-alternative romande, lors d'une conférence où il était invité par le groupement des généralistes vaudois, lançait (en substance) : méfiez-vous, amis médecins. Les politiciens veulent votre peau. C'est inconscient de leur part, mais indéniable. C'est comme s'ils se disaient : «Ceux-là, ces derniers mandarins, ces ultimes représentants d'un pouvoir féodal, on va se les faire». Les médecins ont un pouvoir à la fois symbolique et physique. Ils touchent les corps, ce que ne font pas les politiciens. D'où la fascination teintée de jalousie de ces derniers. Qu'importerait cette jalousie, finalement, si ces mêmes politiciens n'étaient pas du coup aveuglés sur l'essentiel. Pris, en fait, dans «l'illusion fondamentale de notre temps», ils pensent que la médecine se maîtrise par le seul management....Crettaz toujours : s'ils veulent que les valeurs soient mises sur le tapis, que le principe marchand ne l'emporte pas, qu'il y ait véritable débat, pas d'autre solution, pour les médecins que de faire de la politique. De la vraie : autre chose que de petits arrangements en sous-main. De la politique en tant que médecins. Dans une société où les forces barbares menacent, «les médecins sont les derniers écoutants de l'irréductible singularité». Comme l'entrée des femmes en politique en a changé le visage, celle des médecins serait «un grand espoir pour la société». Est-ce leur faire trop d'honneur que de dire cela ? Peut-être. Mais ce n'est pas tant d'honneur qu'il s'agit, dans cette affaire, que de responsabilité.1 Crépon M. L'imposture du choc des civilisations. Paris : Ed. Pleins Feux, 2002.