Résumé
A propos de liberté d'expression, la société se trouve devant des débats importants. Fallait-il suspendre de sa fonction Hani Ramadan, prof au Cycle d'orientation de Genève, parce qu'il a, dans une Tribune du Monde, pris la défense de la lapidation en cas d'adultère (entre autres positions discutables) ? Oui, a répondu le Conseil d'Etat genevois. Mais la question ne s'arrête pas là. Il faut encore se demander : la défense de la lapidation relève-t-elle de la liberté d'expression, cette valeur centrale des démocraties ? Beaucoup de commentateurs, à lire l'abondante presse de la semaine passée, semblaient penser que oui. Etrange. Car enfin, on peut prendre cela comme on veut, la lapidation est la mise à mort d'un individu (une femme, évidemment : a-t-on déjà vu un homme lapidé ?), et en faire l'article s'apparente à un appel au meurtre. C'est un peu comme si quelqu'un affirmait qu'il est légitime de fusiller les femmes ayant eu des relations sexuelles hors mariage (ou plutôt, puisqu'il n'y a pas de procès, donc pas d'enquête ni de preuves, les femmes dont la rumeur dit, ou dont n'importe qui affirme qu'elles ont eu de telles relations). Ecrire cela, c'est encore de la liberté d'expression ? Vraiment ?...«Jamais une religion n'est aussi amusante que lorsqu'elle se mêle de codifier la sexualité humaine, écrit Sollers : ses efforts dans ce domaine dépendent de l'énergie de ses obsessions». «Amusante» : c'est du Sollers, mais ce n'est pas le mot adéquat. En réalité, c'est généralement de violence qu'il s'agit. De la sourde violence comme savent en produire toutes les religions : celle qui s'organise autour de la répression des femmes et s'instaure par la peur. Elle est telle, dans cette affaire, qu'aucun musulman de la communauté des «modérés» n'a osé commenter les propos d'Hani Ramadan. En Suisse romande, seule la vieille garde des juristes ultra-libéraux et athés défendait le principe de l'absolue liberté de parole. Mais on fait difficilement moins concerné par la question que ces avocats de cour en mal d'audience. Il est donc, sur ce plan là aussi, faux de parler de liberté d'expression. L'intégrisme religieux installe une terreur sur les esprits. Sans lever cette terreur, aucune liberté n'existe. Seule une discussion ouverte permettrait d'avancer. Mais comment l'instaurer ? Comment permettre à la parole du faible d'être dite ?...C'est fou, le désintérêt des philosophes modernes pour les grandes angoisses de la modernité. On entend par là ce sentiment partagé par le peuple «d'en bas» (comme se plaît à l'appeler le gouvernement français), que les choses ne vont pas bien du tout et que le monde se dirige vers un mur (sans savoir si ce mur sera économique, bio-terroristique, nucléaire, environnemental, militaire, ou un panneau aggloméré et high tech de tout cela). Il faut dire que quiconque commence à émettre des opinions sur ces questions est immédiatement enfermé dans une catégorie droite, gauche, écolo, vendu à l'industrie, illuminé new age ou religieux barbu ce qui n'est pas drôle, quand on fait profession d'intellectuel. La religion de l'Occident, c'est le progrès ou la croissance et il ne fait pas bon, chez nous, s'exprimer librement à son propos....Sur des problèmes aussi importants que la gestion des biotechnologies, les armes de destruction massive ou l'environnement, nous nous comportons comme si la démocratie pouvait nous dédouaner de toute réflexion normative, explique Dupuy, un philosophe libre, dans son passionnant livre «Pour un catastrophisme éclairé».1 Pour quelle étrange raison, face à un destin qui s'annonce catastrophique, restons-nous impassibles, sans rien faire, ou presque ? Parce que le discours dominant affirme que le pire n'est pas certain. L'incertitude actuelle est toujours présentée comme résultant de controverses scientifiques. On nous dit que les experts ne sont pas d'accord. Que la science, surtout quand il s'agit de prévoir, est une affaire de rapports de force, de conflits entre différentes écoles d'interprétation. OK, tout cela est vrai, mais Dupuy interroge malgré tout : et si les responsables de l'incertitude ambiante étaient les «objets» du futur eux-mêmes, non les faiblesses de la science ? Et si le futur était «irréductiblement incertain», donc radicalement ouvert au pire ?...Dans les anciennes politiques de prévention, en gros, on attendait que la catastrophe arrive pour la prévenir. Avec le principe de précaution, dernière invention pour gérer le futur, il est dit que l'incertitude scientifique ne doit pas retarder l'application d'une politique de prévention. Mais ce principe ne va pas assez loin. Ou plutôt, le problème n'est pas là. Le problème, c'est notre aveuglement. «Ce n'est pas l'incertitude, scientifique ou non, qui est l'obstacle, c'est l'impossibilité de croire que le pire est arrivé» rappelle Dupuy. La catastrophe n'est pas crédible. Remettre en cause ce que nous avons appris à assimiler au progrès aurait «des répercussions trop phénoménales». Nous restons donc tels que nous avons toujours été, confiants en notre bonne étoile....L'attitude que propose Dupuy (dont le pessimisme n'est jamais désespéré) est celle du sous-titre de son livre, «quand l'impossible est certain» : nous devons tenir l'avenir catastrophique pour assuré. C'est le seul moyen qu'il ne se réalise pas. Les pires catastrophes étant inexorables, il faut nous projeter dans le futur, en faisant comme si elles étaient réalisées, pour comprendre en quoi elles étaient évitables.Séduisante théorie. Mais est-elle applicable ? Le monde est tellement chaotique qu'il n'est pas sûr que nous soyons capables d'imaginer la véritable catastrophe qui nous menace. Ni que nous soyons capables, une fois imaginée, de la prévenir....A «Campus», l'émission de Guillaume Durand, Claude Lévi-Strauss, vieil anthropologue dont la pensée n'a rien perdu de son sauvage, expliquait : «si une catastrophe devait tout détruire, la seule perte irremplaçable serait les uvres d'art». Mais on le connaît, Lévi-Strauss c'était de la blague. Un second degré de philosophe structuraliste. Il voulait dire : l'important, ce qui restera à jamais, c'est que l'homme dépasse la nature, dépasse l'utile, dépasse sa propre façon de voir. L'important, c'est que de tout temps et en tout lieu se produisent des choses et se disent des mots universellement compréhensibles, qui se tiennent mystérieusement debout dans l'existence, garants de la dignité humaine. 1 Dupuy Jean-Pierre. Pour un catastrophisme éclairé. Quand l'impossible est certain. Paris : Seuil, 2002.