Résumé
Il n'y a pas d'enseignement académique sans création de connaissances, c'est-à-dire sans recherche, disait Humbolt, un des créateurs de l'université moderne. Quelle recherche doit accompagner l'enseignement du généralisme, qu'il se pratique à l'hôpital (médecine interne) ou dans la communauté (médecine de premier recours) ?Petit retour en arrière : il y a une quarantaine d'années, la recherche clinique prenait son essor dans les hôpitaux. Quelques cliniciens, intéressés par la science, créaient les premiers laboratoires de recherche. Cette époque marque la naissance de la médecine spécialisée qui va connaître un développement fulgurant. Dans cette période de pionniers, disposer d'un laboratoire était le premier signe du prestige scientifique. Dans les années qui suivent, le prestige viendra de la capacité d'attirer un financement extérieur à l'institution. Ces fonds accélèrent alors le développement de cette recherche. Peut-être qu'aujourd'hui le dernier niveau de prestige est le fait de posséder une société de bio-technologie, cotée en bourse
Les patients peuvent être reconnaissants à tous les chercheurs qui ont fait cette histoire et uvré dans cette ligne de développement : leurs efforts ont contribué à créer de nouveaux moyens préventifs, diagnostiques et thérapeutiques. La santé d'une multitude de patients, dans une grande partie du monde, en a bénéficié. Rappelons ici l'exemple spectaculaire du sida : maladie suspectée dès 1978, virus identifié, puis diagnostiqué et maladie pouvant être traitée quelques années plus tard
Que devient alors le généralisme dans cette période ? Tout en restant admiratifs devant les progrès réalisés, les praticiens constatent que tout n'est pas réglé : ils se battent avec la maladie chronique, se voient proposer de nombreux nouveaux traitements, parfois plus chers mais sans valeur ajoutée, et ils constatent que l'incidence de certaines maladies augmente (obésité, diabète, affections psychiatriques). Ils sont aux premières loges pour observer que le modèle bio-médical n'est pas en mesure de répondre à toutes les demandes de santé. L'académie doit continuer à former des médecins de premier recours, en nombre et en qualité suffisants. Elle doit donc soutenir une recherche qui permettra au généralisme de se développer sur le plan académique.En Suisse comme ailleurs, on assiste depuis une quinzaine d'années au développement d'une nouvelle «branche de base» de la médecine que l'on peut résumer sous le terme d'épidémiologie clinique introduite à Lausanne il y a une dizaine d'années par B. Burnand et F. Paccaud de l'Institut universitaire de médecine sociale et préventive. Il s'agit d'une discipline qui utilise les méthodes et les techniques de l'épidémiologie générale en médecine clinique et qui vise notamment à mieux structurer la prévention, à promouvoir la qualité sous toutes ses formes, à optimiser l'usage des systèmes de santé, à étudier le rapport coût/bénéfice de nos prestations, etc. En effet, dans le domaine des soins (curatifs ou préventifs), l'offre est large, la demande illimitée, alors que les moyens, eux sont limités, et risquent de l'être davantage à l'avenir. Un développement qui ne serait basé que sur le modèle bio-médical, toujours soutenu par le monde économique, comporte le risque d'une médecine «excessive», finalement «négative» non seulement pour les deniers publics, mais également pour les patients. L'épidémiologie clinique prendra alors toute son importance, en essayant de promouvoir une «médecine optimale», c'est-à-dire ni insuffisante ni excessive. Elle vise aussi à mettre en exergue les forces et faiblesses des différentes études cliniques et/ou épidémiologiques : c'est le cas par exemple des études contrôlées et randomisées portant sur le bénéfice d'un traitement préventif chez un patient asymptomatique. A cet égard, les aléas récents et médiatiques du traitement hormonal substitutif (THS) illustrent bien l'apport potentiel de l'épidémiologie clinique. Certains praticiens se disent actuellement «désemparés» par les dernières études montrant l'inefficacité, voire les risques, de la THS en prévention primaire et secondaire des maladies cardiovasculaires : («La substitution hormonale à long terme ? On ne sait plus que penser !»). Or, la littérature médicale analysée avec la loupe de l'épidémiologie clinique a clairement montré, (
a clairement mis en évidence, serions-nous tenté d'écrire
mais il y a des termes comme evidence qu'il est préférable de ne pas utiliser, tant ils ont été mal interprétés depuis quelques années
.) les forces et les faiblesses des études évaluant le THS. Les groupes nord-américains de médecine préventive et d'épidémiologie clinique relèvent ainsi depuis plus de huit ans l'incertitude liée à certains bénéfices de ce traitement préventif (on ne fait pas allusion ici au traitement des troubles périménopausiques) et la nécessité de partager cette incertitude avec sa patiente.Aux Etats-Unis, la société pionnière dans le développement de l'épidémiologie clinique The Society for General Internal Medicine a passé en 20 ans d'une réunion annuelle de 200 personnes intéressées à un congrès de plusieurs milliers de chercheurs. En Suisse, les universités s'équipent également de professionnels dans ce domaine.Ce numéro de Médecine et Hygiène vise à présenter les travaux et la réflexion d'un certain nombre de chercheurs lausannois de cette «nouvelle branche de base». Ils parleront de l'utilisation optimale de nos moyens dans le check-up, de la façon de prendre en compte les préférences des patients, de la généralisation de certains dépistages (dépression), de l'adéquation des moyens employés dans un Service d'urgence. L'aptitude à conduire un véhicule sera aussi évoquée. Un des articles (Vannotti et coll.), montre également la voie pour éviter une dérive technocratique de ces nouvelles approches, en les insérant dans la réflexion fondamentale du médecin concerné par la souffrance du patient et la question du sens.Nous devons former des médecins qui ont de solides connaissances, qui ne suivent pas les «effets de mode» et qui se mettent au service des patients souffrants et inquiets. L'épidémiologie clinique et un retour des sciences humaines en médecine seront donc toujours plus nécessaires
Contact auteur(s)
Alain Pécoud
Directeur de la Policlinique médicale universitaire et du Département de médecine et santé communautaire
Lausanne
et
Jacques Cornuz
Médecin-adjoint au Département de médecine interne et Institut universitaire de médecine sociale et préventive
Lausanne