Formidable et superbe pragmatisme britannique ! Une série d'informations médicales vient, ces derniers jours, nous démontrer à quel point on peut penser et agir différemment selon que l'on vit d'un côté de la Manche ou de l'autre. Est-ce le perpétuel brouillard, insulaire, l'absence de véritables références gustatives, le flegme mêlé d'un humour inimitable, la tendance marquée à faire des animaux domestiques des citoyens comme les autres ou la profonde incompréhension pour tous ceux qui ne roulent pas sur la partie gauche de la chaussée ? Comment savoir ? Comment comprendre ?
A la une du dernier numéro de The Observer, on apprend que le gouvernement britannique songe, très sérieusement, à revenir sur les dispositions législatives en vigueur qui interdisent toute forme de rémunération des dons d'organes. Le problème est simple : on manque cruellement de greffons rénaux ; des personnes sont prêtes, de leur vivant, à céder l'un de leurs deux reins ; la rémunération de ces donneurs potentiels serait à l'évidence de nature à augmenter le nombre des offres ; pourquoi dès lors ne pas en tenir compte et faire évoluer le droit et les règles éthiques ? On saisit mal, à la seule lecture de The Observer, si ce qui est présenté comme un possible «assouplissement» des pratiques ne s'appliquera qu'au sein des communautés familiales avec donneurs apparentés ou si elle concernera tous les sujets de Sa Majesté. L'important, à dire vrai, n'est pas là dans les modalités d'application de cette mesure ; il est dans le fait que le gouvernement britannique puisse l'envisager. Comment Tony Blair et ses conseillers ne voient-ils pas dans quel chemin ils s'engagent ? Comment ne mesurent-ils pas la fragilité de l'édifice juridique et éthique patiemment construit en Occident depuis des décennies et qui fait barrage à toutes les tentatives de commercialisation de tout ou partie du corps humain ? Comment ne pas saisir la menace de plus en plus pesante de la régression, de l'émergence d'un nouvel esclavage ?
Sans doute faut-il, pour comprendre, écouter ce que nous déclarait, il y a quelques mois, Peter Lachmann, président de l'Académie britannique des sciences médicales à propos de la promulgation dans son pays d'une loi autorisant la pratique du clonage thérapeutique : «Si le Royaume-Uni a été le premier pays au monde à se doter d'une loi pour autoriser, tout en les encadrant, de telles recherches c'est sans doute parce qu'il est riche d'une longue tradition de ce qu'il est convenu d'appeler le pragmatisme. Mon pays a aussi été le premier à abolir la peine de mort et le premier où un bébé, conçu par fécondation in vitro, a vu le jour. De nombreux autres pays, depuis, nous ont suivis, déclarait alors au Monde le Pr Lachmann. Comme l'a très bien dit le philosophe F. M. Cornford en 1908, la seule justification que l'on peut trouver à l'inaction réside dans l'apport de la preuve que ce que l'on veut faire n'est pas bien. Ce n'est pas le cas du clonage thérapeutique alors que c'est bien le cas du clonage reproductif. C'est pourquoi nous avons au Royaume-Uni autorisé le premier et qualifié le second de crime.»
Mais comment apporter la preuve que «ce que l'on veut faire n'est pas bien» ? Les propos de M. Lachmann résonnent curieusement aujourd'hui : on vient ainsi d'apprendre que les autorités sanitaires britanniques viennent de prendre la décision de lancer la première étude de grande ampleur sur les possibles conséquences des diverses techniques d'assistance médicale à la procréation (AMP) sur la santé des enfants ainsi conçus. L'affaire est d'importance : depuis l'obtention, en 1978, de Louise Brown, premier enfant né après fécondation in vitro, l'AMP a permis 68 000 naissances outre-Manche ; ce nombre est de plus de 100 000 en France et d'environ un million à travers le monde. C'est dire s'il est temps de vérifier si l'on a bien fait de faire ce que l'on a fait.
Et, là encore agit-on bien ? «La décision britannique est sans conteste une très bonne initiative, a déclaré au Monde le Dr Jacques de Mouzon, épidémiologiste et spécialiste des questions de reproduction à l'INSERM (Unité 569, hôpital de Bicêtre, Le Kremlin-Bicêtre). Il faut savoir que les études de ce type ne sont pas simples à mettre en place. Nous sommes en effet confrontés ici à deux difficultés éthiques. D'un point de vue collectif, il importe de connaître les possibles conséquences de l'AMP, ne serait-ce que pour affirmer qu'elles sont sans danger. Mais d'un point de vue individuel, on peut soutenir qu'il ne faut pas mettre en place des études au long cours qui pourraient stigmatiser les personnes concernées en leur rappelant continuellement qu'elles n'ont pas été conçues naturellement.»
De Londres, toujours : le gouvernement britannique envisage de proposer une loi autorisant les parents à choisir le sexe de leur bébé, si l'opinion s'y déclarait favorable, a révélé, vendredi 18 octobre, un porte-parole de la Human Fertilisation and Embryology Authority (HFEA). A la demande du gouvernement de Tony Blair, cette instance vient de lancer une consultation qui dans trois mois permettra de dire quelle est l'opinion britannique sur ce sujet. Idée phare : cette pratique pourrait permettre aux parents ayant au moins deux enfants d'un même sexe d'avoir un enfant du sexe opposé. La sélection du sexe des bébés est déjà pratiquée au Royaume-Uni lorsqu'il s'agit d'éviter la transmission de maladies génétiques liées au sexe, telles que l'hémophilie ou le daltonisme. En 1993, une consultation similaire menée par la HFEA avait établi qu'une majorité des Britanniques étaient hostiles à la sélection du sexe des enfants à naître. Depuis, les couples britanniques sont de plus en plus nombreux à se rendre aux Etats-Unis pour y bénéficier des méthodes éprouvées de sélection préimplantatoire du sexe. Dix ans plus tard, dans le brouillard de Londres et des esprits, le mal sera-t-il devenu un bien ?