Ce titre est-il un outrage à la raison ? Farfelu en apparence, il soulève, en fait, la question du pouvoir de la suggestion et de la représentation. De toute évidence, le contenu du verre est identique dans ces deux situations ; et pourtant, il est implicitement admis que le quidam assoiffé qui perçoit son verre comme à moitié vide aura un sentiment de manque plus fort que s'il le voit à moitié plein. L'évocation de la plénitude crée une attitude plus positive que celle de la carence. Il en est de même en médecine, ainsi que l'attesta une étude d'il y a quelque vingt ans effectuée par certains pionniers de l'analyse décisionnelle : Barbara Mc Neil, Stephen Pauker, Harold Sox et Amos Tversky.1Ces auteurs présentèrent à des groupes de patients, de médecins et d'étudiants en médecine, les résultats de la prise en charge d'un cancer du poumon suivant que la chirurgie ou la radiothérapie est pratiquée. Aucune des personnes interrogées n'avait de cancer du poumon. Il leur fut demandé d'indiquer leur préférence entre ces deux modalités thérapeutiques, les données relatives à leur efficacité étant représentées de façon variable selon les taux de survie ou de mortalité.Quelles en furent les conclusions ? Lorsque les résultats de la chirurgie étaient présentés sous forme de taux de mortalité, sa cote baissa par rapport à l'expression du même devenir, mais formulé en termes de survie. Le verre à moitié vide ou à moitié plein
Fait intéressant, même s'il y eut de légères différences selon la familiarité des groupes testés avec la chose médicale, les tendances furent les mêmes pour patients et médecins ou étudiants en médecine. Une autre façon de dire que les médecins restent des patients en puissance !Second message : appeler un chat un chat n'est pas la même chose si l'on parle de chirurgie ou de radiothérapie. Quand la radiothérapie était représentée par un anonyme et terne «traitement A», elle fut choisie par 42% des sujets de l'étude ; ce pourcentage tomba à 16% lorsque son identité fut dévoilée. Sans doute en raison de la représentation que ces groupes se faisaient de l'irradiation, jugée moins porteuse d'espoir que la chirurgie.Nous en étions là avec, déjà, un répertoire assez large d'options dans l'information rappelant les variations plus ou moins acrobatiques d'un Paganini se déchaînant sur son violon, quand, il y a quelques mois, parut un nouvel article introduisant un élément additionnel : l'ordre dans lequel les sujets reçoivent l'information sur les risques et les bénéfices d'un traitement.2En voici le détail : des patients pris au hasard dans les salles d'attente de médecins de premier recours d'un centre académique furent randomisés en trois paires de groupes. Ils reçurent tous une brochure relatant l'histoire d'un patient souffrant d'une sténose symptomatique de la carotide interne gauche.3 La première paire des groupes prit connaissance d'une situation avec sténose légère (40%) de la carotide où l'aspirine était proposée ; la deuxième fut confrontée à une sténose de 80% avec la proposition d'une endartérectomie ; la dernière fut mise en présence d'une sténose quasi totale avec l'indication à une chirurgie de bypass extracrânien-intracrânien. Pour chacune de ces situations cliniques, les deux groupes de chaque paire concernée reçurent une information générale, puis une information plus spécifique, avec pour un groupe, la présentation des bénéfices avant les risques ; dans l'autre groupe, l'ordre fut inversé : les risques avant les bénéfices. Il fut demandé aux sujets de l'expérience d'établir un score en termes d'attitude face au traitement proposé, de 0 (très négatif) à 100 (très positif), en passant par 50 (neutre).Pour un traitement réputé peu dangereux, tel que l'administration d'aspirine, la présentation des bénéfices avant celle des risques diminua nettement son acceptabilité par rapport à la séquence : risques, puis bénéfices. Par contre, dans les deux autres situations où le traitement comportait plus de risques, l'ordre de présentation n'eut pas d'effet significatif.Conclusion : lorsqu'un médecin veut associer un patient à une décision médicale, il doit veiller à ces éléments modulateurs que représentent le pouvoir d'évocation d'une modalité thérapeutique, la présentation en termes de succès ou d'échec, et, finalement, l'ordre dans lequel ces données sont présentées. La littérature classique, Molière en l'occurrence, nous fournit un exemple de cette nécessaire virtuosité dans l'expression des faits, ainsi qu'en témoigne cette démonstration du maître de philosophie à l'intention du Bourgeois Gentilhomme.«On peut les mettre premièrement comme vous avez dit : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour. Ou bien : D'amour mourir me font, belle marquise, vos beaux yeux. Ou bien : Vos beaux yeux me font, belle marquise, mourir d'amour. Ou bien : Mourir vos beaux yeux, belle marquise, d'amour me font. Ou bien : Me font vos yeux beaux mourir, belle marquise, d'amour.»Nous sommes dans ce domaine et serons longtemps encore des Monsieur Jourdain qui s'ignorent, et notre répertoire se limite sans doute à : «Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour». La marquise se montrerait-elle plus sensible aux propos du maître de philosophie ? et, si oui, auquel ?1 Mc Neil BJ, Pauker SG, Sox HC, Tversky A. On the elicitation of preferences on alternative therapies. N Engl J Med 1982 ; 306 : 1259-62.2 Bergus GR, Levin IP, Elstein AS. Presenting risks and benefits to patients. The effect of information order on decision making. J Gen Intern Med 2002 ; 17 : 612-7.3 L'article ne dit pas si les groupes étaient parfaitement randomisés par rapport à la proportion de gauchers.