L'expérience vaudoiseLe premier programme de dépistage systématique du cancer du sein organisé en Suisse a pris place dans le canton de Vaud entre 1993 et 1998. Il consistait à proposer aux 15 000 femmes âgées de 50 à 70 ans résidant dans les districts de Morges, Aubonne et Aigle de réaliser gratuitement une mammographie de dépistage (deux incidences par sein) renouvelable tous les deux ans, dans un des deux hôpitaux desservant ces districts, selon leur lieu de résidence. Les équipements de ces hôpitaux, les techniciennes ainsi que les radiologues contribuant à la réalisation de ces mammographies étaient soumis à un programme d'assurance de qualité bien défini, appliquant les recommandations émises par le programme «Europe contre le cancer». Depuis 1999, ce programme est étendu à l'ensemble du territoire vaudois. Les mammographies de dépistage sont réalisées dans plusieurs instituts de radiologie du canton, volontaires pour participer au programme, et qui doivent se conformer à un contrôle de qualité pour être reconnus par le programme. Après leur généralisation, les mammographies étaient remboursées selon les règles habituelles des prestations médicales ambulatoires reconnues par la LAMal. Depuis 2001 elles sont exemptes de franchise lorsqu'elles sont pratiquées dans le cadre du programme, et coûtent aux bénéficiaires un montant unique de 14. francs suisses (environ 9 euros).La phase pilote du programme a fait l'objet d'une évaluation épidémiologique basée également sur le protocole proposé par le programme «Europe contre le cancer». Les résultats de cette évaluation indiquent une participation insuffisante des femmes éligibles au programme par rapport aux normes européennes et un niveau de qualité qui s'inscrit favorablement dans les limites proposées par les recommandations européennes. L'évaluation révèle aussi que la pratique de la mammographie de dépistage, déjà largement répandue avant la mise en uvre du programme organisé, a des répercussions sur les performances de ce dernier. En particulier, un grand nombre des femmes invitées au dépistage organisé n'y participent pas, préférant continuer, comme par le passé, à faire des mammographies individualisées. Par conséquent, si l'on tient compte des mammographies réalisées hors du programme, la proportion de femmes qui bénéficient de cette prestation de dépistage est nettement plus élevée et satisfait les normes européennes.La pratique fréquente de la mammographie de dépistage antérieurement à la mise en uvre du programme affecte également les performances de celui-ci. En effet, bien que ne bénéficiant pas d'un programme d'assurance de qualité, la mammographie de dépistage individualisée permet aussi de diagnostiquer plus fréquemment des cancers du sein à un stade précoce et, par voie de conséquence, de réduire la mortalité induite par ces cancers. Il en résulte que lorsqu'un programme est développé dans une région où la mammographie de dépistage était déjà largement répandue, les effets induits par le dépistage organisé (réduction de la taille moyenne des cancers au diagnostic, réduction des cancers de stade avancé, etc.) sont moins importants que si ce programme avait été implanté en l'absence de toute activité antérieure de dépistage opportuniste.Cependant, il n'a pas été possible pour les évaluateurs de déterminer l'amplitude de ces effets puisqu'il n'existe pas de données exhaustives relatives au nombre de mammographies de dépistage individualisées pratiquées ni aucune donnée relative au suivi médical de ces mammographies lorsqu'elles montraient une anomalie.Pour ce qui concerne l'acceptabilité du dépistage par les femmes concernées, une enquête conduite dans le canton de Genève avant la mise en uvre du programme organisé a montré que dans leur majorité, les femmes sont favorablement disposées par rapport au dépistage et qu'elles sont nombreuses à s'y soumettre spontanément. Cependant, cette enquête confirme qu'à Genève, comme dans le canton de Vaud, la plupart de ces femmes effectuaient déjà des mammographies de dépistage avant la mise en uvre du programme organisé et qu'un nombre important d'entre elles continue à suivre cette modalité du dépistage.Le dépistage du cancer du sein en Suisse : le point de la situationA l'inverse de ce qui se passe dans les pays voisins, le dépistage organisé sous forme de programme de santé publique en Suisse n'est appliqué que dans trois cantons : Genève, Valais et Vaud. Plusieurs enquêtes conduites en Suisse ont également montré que la mammographie de dépistage individualisée est nettement plus fréquemment pratiquée en Suisse romande et au Tessin qu'en Suisse alémanique. On constate donc que le dépistage du cancer du sein par mammographie est mieux implanté en Suisse latine et que la plus grande part de ce dépistage se fait sous la forme d'un dépistage individualisé. Le petit nombre de programmes existants tient, d'une part, à la dispersion du pouvoir de décision, la politique de santé publique appartenant au domaine des responsabilités de chacun des vingt-six cantons qui forment la Suisse et, d'autre part, à la motivation, encore très faible, de la majorité des décideurs en faveur du dépistage organisé. Il en résulte un refus des responsables politiques de financer la structure de coordination indispensable à l'organisation d'un programme national. Enfin, la polémique entretenue à l'échelle internationale par certains auteurs à propos de l'efficacité du dépistage du cancer du sein par mammographie a également joué un rôle important dans l'attitude des autorités cantonales suisses qui, invoquant cette controverse, préfèrent pour l'instant s'abstenir de tout engagement en faveur d'un tel programme. Ceci est d'autant plus regrettable que l'OMS, comme d'autres institutions internationales et la majorité des experts, ont tous confirmé l'utilité du dépistage du cancer du sein par mammographie.Après environ deux années de fonctionnement des programmes mis en uvre dans les cantons de Genève, du Valais et de Vaud, on constate qu'ils présentent tous trois, à des degrés divers, des taux de participation insuffisants pour influencer la mortalité par cancer du sein dans les classes d'âge visées. Dans les trois cantons, le dépistage individualisé occupe une place d'autant plus importante que le taux de participation au programme est faible.Le dépistage en France : l'expérience du Bas-RhinDepuis 1989, le département français du Bas-Rhin bénéficie d'un programme pilote de dépistage du cancer du sein qui a été évalué et est sur le point de se prolonger par son intégration dans le programme national français de dépistage du cancer du sein. L'analyse de cette expérience est particulièrement intéressante pour la Suisse, l'organisation du système de soins y étant très semblable et les options choisies dans ce département étant fort proches de celles adoptées dans le canton de Vaud. En particulier, dans ce département comme dans les trois cantons suisses concernés par le dépistage du cancer du sein, il a été fait appel à la collaboration des cabinets de radiologie installés, publics et privés.L'évaluation de ce programme a démontré que, moyennant l'application d'un système rigoureux de contrôle de qualité des installations, des techniciens en radiologie et des radiologues, il est possible d'atteindre une qualité du dépistage supérieure à celle observée pour le dépistage spontané. La qualité des clichés ainsi que celle de la lecture effectuée par les radiologues se sont améliorées de manière constante tout au long du fonctionnement du programme.Comme partout en France, l'évaluation a également mis en évidence la coexistence d'un dépistage spontané. Toutefois, le taux de participation recommandé par le programme «Europe contre le cancer» a pu être atteint dans le Bas-Rhin en cinq à six ans.Sur la base de ces enseignements, un programme national de dépistage du cancer du sein vient d'être adopté en France, progressivement mis en uvre depuis juin 2002. Ce nouveau programme prévoit la possibilité, pour les radiologues qui effectuent le dépistage, de réaliser immédiatement des examens complémentaires pour les femmes chez lesquelles une anomalie a été détectée. Sur le plan tarifaire, la prestation de mammographie de dépistage aura une valeur identique à la mammographie diagnostique afin de supprimer tout incitatif financier à effectuer un dépistage spontané. En contrepartie, les radiologues qui participent au programme de dépistage devront satisfaire des critères d'accréditation extrêmement stricts.A l'heure actuelle, le programme débute à peine et il n'est pas encore possible d'en évaluer le fonctionnement, les bénéfices potentiels ainsi que les éventuels effets pervers.Participation et efficacité du dépistage : le rôle des médecinsD'un point de vue de santé publique, il est essentiel de s'assurer que toutes les femmes qui se soumettent au dépistage du cancer du sein bénéficient d'une information et d'une prestation dont la qualité est optimale, de manière à en tirer le plus grand bénéfice possible tout en limitant ses effets indésirables. L'application d'un processus d'assurance de qualité pour atteindre cet objectif est donc cruciale et justifie la mise en uvre de programmes de dépistage organisés, la complexité et la rigueur qu'exige l'assurance de qualité faisant appel à des compétences et des moyens que peuvent difficilement mobiliser des médecins dans le cadre de leur pratique privée. De ce point de vue, les médecins prescripteurs ont un rôle important à jouer dans l'information et l'orientation de leurs patientes vers un dépistage garantissant cette démarche d'assurance de qualité.En particulier, l'enquête réalisée à Genève a montré que si 80% des femmes se souviennent d'avoir parlé de la mammographie de dépistage avec leur gynécologue, elles ne sont que 20% à en avoir parlé avec leur généraliste. L'enquête ayant également montré que les femmes plus âgées plus à risque de cancer du sein et les personnes plus démunies ont moins tendance à aller chez le gynécologue, le rôle des médecins de premier recours paraît essentiel.D'autre part, même si l'approche peut parfois différer, il n'existe pas de véritable contradiction entre les choix du médecin dont le seul souci est la santé de sa patiente et celle du médecin de santé publique dont la préoccupation première va à la communauté considérée dans son ensemble. Les inconvénients liés au dépistage systématique du cancer du sein par mammographie (principalement les faux positifs et faux négatifs) existent également dans un dépistage individualisé. La personnalisation du dépistage se caractérise le plus souvent par l'adjonction de gestes médico-techniques à la mammographie (palpation des seins, échographie mammaire, etc.) dont il n'a pu être démontré qu'ils améliorent l'efficacité du dépistage alors qu'ils comportent, eux aussi, des effets secondaires. En revanche, il a été clairement démontré que l'assurance de qualité constitue une démarche déterminante dans l'amélioration des résultats obtenus par le dépistage.Le rôle des médecins est donc d'une importance cruciale, à la fois pour permettre à leurs patientes de bénéficier des avantages apportés par le dépistage organisé et pour les informer des limites que comporte ce dépistage. Il leur appartient également de s'assurer qu'elles sont asymptomatiques et de veiller à ne pas multiplier les examens complémentaires lorsqu'il n'existe pas de réelle indication médicale pour ces examens.Conclusion et perspectivesLes expériences française et suisse de dépistage du cancer du sein par mammographie montrent qu'il est tout à fait possible de mettre en uvre un programme organisé de dépistage dans un système de santé pluraliste. Toutefois, contrairement à ce qui est observé dans les pays ayant un système de santé centralisé, il faut tenir compte de l'existence préalable d'un dépistage individualisé plus ou moins développé qui influence les performances des programmes tant sur le plan de la participation que sur celui des caractéristiques des cancers dépistés. L'intérêt majeur de l'option choisie par le programme national français de dépistage du cancer du sein réside dans son potentiel à éviter le développement d'un dépistage spontané non soumis aux procédures d'assurance de qualité dont il ne sera pas possible d'évaluer l'impact sur l'épidémiologie du cancer du sein. Il reste à voir si ces attentes seront réalisées et si d'autres effets non désirés ne seront pas trop importants. On pense en particulier au risque de voir un nombre élevé de femmes subir des investigations complémentaires inutiles. Il en résulterait un taux de faux positifs trop élevé avec les conséquences que l'on connaît sur l'angoisse entretenue chez les femmes ainsi que l'augmentation des coûts du dépistage.Une autre voie possible consisterait à reconnaître l'existence des deux formes de dépistage : l'organisé (mammotest) et le spontané (mammographie de dépistage individualisée). De cette façon, il serait possible d'offrir à la fois une prestation de prévention pour laquelle tout obstacle financier à l'accès serait supprimé (mammotest gratuit) et de permettre aux femmes qui préfèrent une prestation personnalisée de recourir à la mammographie de dépistage individualisée dont le tarif serait supérieur, une partie étant à la charge de la bénéficiaire. L'assurance de qualité ne serait pas identique pour les deux formes de dépistage, la double lecture et le monitoring des cas positifs étant difficilement réalisables dans le dépistage individualisé. Ce système aurait l'avantage de rendre possible la détermination du volume des deux formes de dépistage, l'estimation d'un taux de couverture des femmes éligibles par la mammographie de dépistage, ainsi que la mesure de l'impact de chacune de ces deux formes sur l'incidence et la mortalité par cancer du sein.Une telle organisation nécessiterait que l'information prodiguée aux femmes sur les spécificités de chaque modalité de dépistage soit complète et équilibrée afin qu'elles puissent choisir en toute connaissance de cause.En conclusion, l'information aux femmes éligibles constitue une des fonctions auxquelles devraient contribuer les médecins libre-praticiens dans le cadre d'un dépistage organisé opérant dans un contexte libéral. Leur rôle, particulièrement important, est multiple :I Le médecin libre-praticien est le mieux placé pour fournir une information complète et intelligible à ses patientes. Il réunit deux atouts majeurs pour optimiser la qualité de l'information prodiguée aux femmes : d'une part, il possède les connaissances requises concernant la problématique du dépistage du cancer du sein par mammographie et, d'autre part, connaissant sa patiente, il peut adapter le contenu de l'information à son profil psycho-social afin qu'elle en tire le meilleur profit possible.I Les médecins de premier recours autres que les gynécologues ont un rôle particulier à jouer dans le dépistage. En effet, ils sont les seuls médecins à avoir l'occasion d'informer les femmes qui ne sont pas régulièrement suivies par un gynécologue. Sans leur intervention, il y a peu de chances que ces femmes aient l'occasion d'être sensibilisées au dépistage. Si l'on admet qu'une proportion élevée de ces femmes appartient aux catégories socio-économiques moins favorisées, on comprend l'importance des médecins de premier recours lorsqu'il s'agit d'améliorer l'accès à la mammographie de dépistage.I Les médecins prescripteurs de la mammographie de dépistage ont également pour rôle de s'assurer que les patientes qu'ils adressent au dépistage soient véritablement asymptomatiques. Le moment de la prescription est donc l'occasion pour eux de procéder à une anamnèse sénologique ainsi qu'à un examen clinique des seins afin de s'assurer qu'il n'y a ni nodule palpable ni autre symptôme justifiant une mammographie diagnostique.I Enfin, le médecin choisi par la patiente pour recevoir le résultat de sa mammographie de dépistage devra également s'assurer que la prise en charge diagnostique et thérapeutique des cas où la mammographie de dépistage aura révélé la présence d'une anomalie soit optimale. En effet, un dépistage de qualité perd tout bénéfice potentiel si, dans le suivi des mammographies positives, les investigations diagnostiques ainsi que le traitement instauré ne sont pas, eux aussi, de la meilleure qualité possible. Par ailleurs, l'accompagnement psychologique de ces patientes revêt également une grande importance.Bibliographie : De Landtsheer JP, Hessler C, Levi F, De Grandi P, Paccaud F. Dépistage organisé du cancer du sein et pratique médicale. L'expérience vaudoise : bilan et perspectives. Bulletin des médecins suisses 1998 ; 34 : 1615-9. European guidelines for quality assurance in mammography screening. Third Edition. Perry N, Broeders M, de Wolf C, Törnberg. Ed. Bruxelles : The European Commission, 2001. Chamot E, Charvet AI, Perneger TV. Predicting stages of adoption of mammography screening in a general population. European Journal of Cancer 2001 ; 37 : 1869-77. De Landtsheer JP, Delanoy Ortega B, Jemelin C. Dépistage du cancer du sein : analyse comparée de trois programmes suisses. Med Hyg 2000 ; 58 : 1407-10. Olsen O, Goetzsche PC. Cochrane review on screening for breast cancer with mammography. Lancet 2001 ; 358 : 1340-2. Renaud R, Gairard B, Schaffer P, et al. Europe against Cancer breast cancer screening programme in France : The ADEMAS programme in Bas-Rhin. Eur J Cancer Prev 1994 ; 3 (Suppl. 1) : 13-9. Giorgi D, Giordano L, Senore C, et al. General practitioners and mammographic screening uptake : Influence of different modalities of general practitioner participation. Working Group. Tumori 2000 ; 86 : 124-9.Cet article présente le résumé de l'atelier consacré au dépistage du cancer du sein organisé dans le cadre de la 70e Assemblée annuelle de la Société suisse de médecine interne qui s'est tenue à Genève du 25 au 27 avril 2002.L'objectif de cet atelier était d'identifier, sur la base des programmes pilotes conduits en Suisse ainsi que dans le Bas-Rhin (France), les modalités d'organisation les mieux adaptées au contexte sanitaire et culturel local afin d'optimiser la participation de la population aux programmes de dépistage du cancer susceptibles d'être mis en uvre dans les prochaines années. En effet, une participation élevée constitue, avec l'exigence de qualité, la condition nécessaire pour que ces programmes soient efficaces.