Résumé
Quel monstre, la politique de santé. Qui n'en a pas peur ? Les pouvoirs fourbissent leurs petites idées assassines, confrontent leurs stratégies, préparent des réponses avant que le monstre n'attaque, via l'augmentation des primes. Les médecins ? On exagérerait à peine en disant qu'ils se retrouvent dans la pire des positions, celle de l'attente sans foi. Certes, beaucoup savent que seules une vision partagée et des institutions internes fortes les préserveront de la sujétion qui s'annonce. Mais cette conscience reste stérile. La vision partagée ne progresse pas : le conformisme règne, les grands débats sur ce qui doit changer dans la profession, sur les nécessaires réformes ne sont que timidement engagés. Pourtant, là n'est peut-être pas le pire. C'est dans son attitude vers l'extérieur que la profession se montre le moins à la hauteur des attentes de la modernité. Quand il s'agit d'affirmer leur rôle global, leur vision politique, leurs options philosophiques, les médecins sont des nuls (ou presque)....Lisez l'interview de H. H. Brunner, président de la FMH, dans ce même numéro de Médecine et Hygiène : c'est à peu près ce qu'il dit (en mots plus choisis). Jusqu'à maintenant, avoue-t-il, la FMH a mené une politique de bouts de ficelle, sans véritable réflexion, se contentant d'être «pragmatique». Cette approche était «une erreur» ajoute-t-il. Que personne ne s'inquiète, cependant : la révolution est en cours. Un groupe de travail planche sur une «stratégie» politique, qui devrait être soumise à la Chambre médicale en 2003. La tâche sera difficile....C'est quoi, une politique de médecins ? Que signifie, pour eux, «faire de la politique» ? Etre de droite ou de gauche ? Boire des verres sur le terrain, ouvrir des stands dans les foires agricoles, s'intéresser à la Suisse d'«en bas» ? Ou alors, se contenter de grands principes, et laisser le reste aux partis ? Ce pourrait être simplement une présence accrue dans le débat de société, pour en garantir la loyauté. Aider la population et les patients à mieux distinguer les enjeux. Créer des alliances avec eux, des coalitions d'intérêts et de programmes : de plus en plus, la politique se fera par réseaux et nuds, de façon bien plus transversale que le clivage des partis.Sur des attitudes plus précises, les médecins restent très partagés. Certains vivent encore dans l'âge d'or où il ne venait à personne l'idée saugrenue de remettre en question leur statut. D'autres estiment qu'ils ne continueront à exister dans l'époque moderne qu'au travers d'une parole publique forte (sans trop savoir laquelle). D'autres enfin, comme les assistants vaudois, franchissent le Rubicon : ils font grève. Quand l'injustice de traitement est trop flagrante, estiment-ils, ne reste que l'action résolue, politiquement ferme, sans ambiguïté. Difficile de leur donner tort. Mais il faut avouer qu'ils ouvrent une sacrée porte politique, ces assistants. A quel moment commence-t-elle, l'injustice de traitement justifiant de croiser le fer ? Oserons-nous définir son symétrique : la grève contre l'injustice de traitement des patients ?...S'il y a une bonne raison aux médecins de donner de la voix, c'est la paralysie actuelle du monde politique face à la médecine. Paralysie intellectuelle avant même d'être pratique. Seuls les médecins savent et ce savoir en fait d'ailleurs des individus dangereux à quel point les politiciens sont paumés face aux questions médicales qui ne relèvent pas de leur habituel domaine (questions des limites, de la gestion des thérapies, du contrôle du progrès, de l'euthanasie, etc.). Incapables de retranscrire ces questions dans leurs doctrines classiques, les partis politiques en décident le sort au pif, en fonction des peurs et des petites histoires conjoncturelles.En réalité, la politique manque d'outils pour saisir les enjeux de la médecine et de ses rapports avec la société. Il lui faudrait comprendre la science et la pratique médicales (comment s'organisent-elles, comment les orienter ?) ainsi que l'anthropologie qu'elles mettent en jeu (les nouveaux rapports à soi et aux autres, les buts, les limites). Mais tout cela sort des compétences des machines des partis, programmées avant tout pour usiner du pouvoir.Pourquoi les partis n'ont-ils comme seul véritable projet que celui de donner le pouvoir aux caisses ? Parce qu'ils ne comprennent pas les questions posées. Parce que ces questions coincent leurs rouages. En fait, ces questions les effraient.Un rôle important des médecins en politique ? Voici : mettre à jour les pseudo-solutions. Empêcher la traduction biaisée du questionnement pour la faire entrer dans le cadre des doctrines politiques. Garantir, donc, la complexité de l'interrogation....La politique des médecins, ce pourrait être quelque chose comme l'«entêtement» de Barthes (il caractérise ainsi sa résistance littéraire, son refus des mouvements grégaires, stupides et marchands, comme le rappelait Le Monde des livres de la semaine passée). «S'entêter veut dire affirmer l'irréductible de la littérature», écrit-il. En médecine, l'irréductible pour lequel il faut s'entêter, c'est le regard sur la personne, la non-interchangeabilité des malades, des médecins, de leurs relations....Est-il possible d'aller plus loin ? De se montrer plus concret ? Peut-on imaginer un projet politique commun aux médecins hospitaliers et ambulatoires, privés et salariés, techniciens et généralistes, versés dans les thérapies non prouvées ou pas, à ceux appartenant aux générations qui ont passé le cap de la clause du besoin et aux plus vieux, aux étrangers et aux Suisses, à ceux qui croient à la caisse unique et ceux qui ne jurent que par le managed care, aux militants de l'extrême gauche et de l'extrême droite ? Comme seule attitude partagée, devront-ils se contenter indéfiniment du refus : non à la fin de l'obligation de contracter, non au pouvoir donné entièrement à l'administration ? Quel pourrait être le contenu positif d'une politique commune ? La plupart des médecins des pays qui nous entourent ont résolu ces questions en créant de multiples syndicats, défendant des politiques centrées sur des intérêts particuliers. Est-ce souhaitable ? D'un point de vue financier, probablement. Du point de vue de la société et de l'avenir de la médecine, certainement pas....«Rien n'est plus inconsistant qu'un régime politique qui est indifférent à la vérité, écrit Michel Foucault ; mais rien n'est plus dangereux qu'un système politique qui prétend prescrire la vérité». Les médecins ne détiennent pas la vérité. Ils croient cependant qu'existe un «dire vrai», infiniment complexe certes, mais auquel la civilisation, et une certaine idée de l'homme, les oblige.