Et cette pandémie qui, une nouvelle fois, vient de nous imposer la tristement rituelle «Journée mondiale» du 1er décembre, comment la perçoit-on dans ces pays voisins qui, demain, feront partie de notre espace économique, politique et diplomatique européen ? Le hasard, la fatalité peut-être, voulurent que nous fussions il y a quelques jours à Varsovie pour, avec un collègue journaliste de Gazeta Wyborcza, traiter sur les ondes télévisuelles polonaises du sida et de la Pologne. Côté français, le Pr Christine Rouzioux (hôpital Necker-Enfants malades, Paris), spécialiste de virologie, qui, il y a vingt ans, observait la première au monde les premiers stigmates expérimentaux de l'existence du virus du sida. Côté polonais, le Père Arkadiusz Nowak ; un homme d'église hors du commun comme il en existe néanmoins sur les différents continents, présenté officiellement ce soir-là «plénipotentiaire du ministre polonais de la santé pour le sida et la dépendance» ; un prêtre qui, dans son pays, a eu le courage et l'humanité de «prendre la défense des personnes atteintes par le sida» ce qui a eu «une énorme importance parce que c'était la position d'un représentant de l'église catholique» ; un homme, enfin, qui a reçu en 2000 un prix pour son action directement des mains de Kofi Annan, secrétaire général de l'ONU ; un prix dont le père Nowak considère qu'il a été décerné «à la Pologne et non à sa modeste personne».Sida et Pologne, donc ; un sujet qui ne peut être dissocié du contexte épidémiologique des pays d'Europe centrale et d'Europe orientale. Nous disposons sur ce thème des dernières données actualisées du Centre européen pour la surveillance épidémiologique du sida (ou EuroHIV) qui viennent d'être publiées en France par le Département des maladies infectieuses de l'Institut national de veille sanitaire sous la signature de C. Semaille, J. Alix, A. M. Downs et F. F. Hamers et qui montrent l'importante disparité pouvant exister d'ouest en est. Et que nous disent les épidémiologistes ? Tout d'abord ceci : «L'utilisation des puissantes associations d'antirétroviraux à large échelle depuis 1996 a été suivie d'une importante diminution de l'incidence du sida et des décès parmi les cas de sida. Cette diminution, amorcée dès 1996, a été plus marquée en 1997, puis s'est ralentie les années suivantes. En 2001, l'incidence du sida est de 22,8 par million d'habitants. Les décroissances ont été moins marquées pour les cas de sida chez les personnes infectées lors d'un rapport hétérosexuel que pour les autres groupes de sorte que, pour la première fois en 2001, les hétérosexuels représentent le plus important groupe de transmission (36%). Parmi eux, la majorité sont des hommes (59% en 2001) et une proportion croissante sont des personnes originaires d'un pays où l'épidémie de sida est généralisée (de 24% en 1997 à 34% en 2001), d'Afrique sub-saharienne pour la plupart.»Et encore : le taux global de nouveaux diagnostics d'infection à VIH en 2001 était de 54,9 cas par million d'habitants. Parmi les pays d'Europe de l'Ouest pour lesquels les données sont disponibles depuis au moins cinq ans et ce n'est le cas de l'Espagne ni de la France ! le taux global de nouveaux diagnostics semble relativement stable ; encore faut-il interpréter ces données avec prudence car elles dépendent fortement des modalités de dépistage et de déclaration dans chaque pays. Le nombre de nouveaux diagnostics d'infection à VIH déclaré chaque année a diminué lentement chez les «homo/bisexuels masculins» ainsi que chez les utilisateurs de drogues injectables (UDI) depuis 1996, alors même qu'il a augmenté de manière constante chez les personnes infectées par voie hétérosexuelle (+ 64% entre 1997 et 2001). La vérité impose de dire que ce phénomène est dû à une augmentation des cas chez les personnes originaires des pays où l'épidémie de VIH est généralisée et qu'elle est observée dans plusieurs pays notamment la Belgique, l'Irlande, la Norvège, le Royaume-Uni, tout en étant la plus marquée au Royaume-Uni (+ 144% entre 1997 et 2001) «où les migrants représentent désormais 79% des cas infectés par voie hétérosexuelle». Les défis majeurs auxquels est confrontée actuellement l'Europe de l'Ouest sont «de prévenir le relâchement des pratiques sexuelles à moindre risque et d'améliorer l'accès au dépistage et aux soins pour toutes les personnes infectées, en particulier les migrants venant de pays où l'infection est généralisée».Quid dans un tel contexte de l'Europe centrale où l'incidence annuelle du sida (inférieure à 6 cas par million d'habitants) et où le taux de nouveaux diagnostics d'infection à VIH est compris entre 7 et 10 par million d'habitants ? Deux précisions toutefois : si le nombre de nouveaux diagnostics d'infection à VIH chez les UDI en Europe centrale est faible, ces cas sont quasi exclusivement diagnostiqués (95%) en Pologne ; la majorité des cas de sida pédiatriques (61%) sont recensés en Roumanie du fait d'une épidémie survenue chez des très jeunes enfants dans les années 1990, via lors des transfusions sanguines ou encore des injections multiples avec du matériel mal stérilisé.La donne est bien différente en Europe de l'Est où le nombre d'infections à VIH nouvellement diagnostiquées est passé de 234 cas en 1994 à près de 100 000 cas déclarés en 2001, soit 349 cas par million d'habitants. En 2001, des taux supérieurs à 100 cas par million d'habitants ont été observés dans quatre pays (Estonie, Lettonie, Fédération de Russie et Ukraine). Rappelons que l'épidémie a démarré en 1995 en Ukraine, puis s'est étendue à la Fédération de Russie, à la Biélorussie, à la République de Moldavie (1996), à la Lettonie (1998), puis à l'Estonie (2000) et à la Lituanie (2002).Et que désormais tous les pays de la région sont touchés y compris ceux du Caucase (Arménie, Azerbaïdjan et Georgie) et d'Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan). Pour le dire autrement, relation de causalité ou pas, depuis l'effondrement du bloc soviétique, l'Europe de l'Est doit faire face à une épidémie explosive de l'infection à VIH concentrée chez les UDI et ce dans un contexte socio-économique dont un euphémisme ferait dire qu'il n'est pas favorable, entraînant notamment une augmentation de la prostitution et de l'utilisation de drogue. Contenir cette épidémie impose d'accroître les politiques de réduction des risques, le risque majeur pour cette région demeurant bel et bien celui d'une dissémination hétérosexuelle à large échelle.Pour l'heure à Varsovie comme dans toute la Pologne, on tremble ; et l'on prie.