La Suisse n'est pas épargnée par les inégalités professionnelles face aux cancers. Le fait n'est pas très surprenant en soi, puisque la proportion des cancers dus à des expositions sur le lieu de travail est évaluée à 6% en Europe. Mais pour la première fois en Suisse, le phénomène est confirmé par des chiffres portant sur le risque d'être atteint, et non sur les données de mortalité, qui ne permettent pas une bonne estimation du risque, en particulier chez les ouvriers. L'Association suisse des registres des tumeurs a en effet réalisé la première étude sur les risques de cancer par niveau socio-économique et par profession chez les travailleurs suisses de sexe masculin (Scandinavian Journal of Work, Environment and Health 2002 ; 28 (Suppl. 1) : 88 p.).
Ce travail, soutenu par la Ligue suisse contre le cancer, porte sur tous les patients masculins âgés d'au moins 25 ans et chez qui un cancer a été diagnostiqué entre 1980 et 1993 dans les cantons de Bâle ville, Bâle campagne, Genève, Saint Gall, Vaud et Zurich, soit tous les cantons qui disposent d'un registre des tumeurs comprenant des indications valides sur la profession, nécessaires à l'étude. Au total, près de 60 000 cas ont été inclus dans l'analyse.
L'étude a permis de confirmer les associations mises en évidence dans d'autres pays européens. C'était d'ailleurs son objectif, puisque les auteurs ont décidé de vérifier un certain nombre d'hypothèses choisies a priori, en se fondant sur des liens entre professions et risques de cancers déjà identifiés ou soupçonnés (lire encadré). «Nous avons observé quelques associations inédites, mais nous nous en méfions beaucoup, précise Christine Bouchardy, coauteur de l'étude et épidémiologiste au registre genevois des tumeurs. Nous décelons par exemple un risque augmenté de mélanome du tronc chez les travailleurs de l'horlogerie, ou encore de tumeurs des canaux biliaires chez les électriciens. De telles observations méritent d'autres recherches, mais notre seule étude ne permet pas de conclure à une relation causale.»
Au-delà des questions scientifiques, l'étude poursuivait un but politique. Début septembre, la Ligue suisse contre le cancer organisait une conférence de presse pour présenter les résultats aux médias, et surtout pour demander «un renforcement de la surveillance et une amélioration de la protection des travailleurs», tout comme «la reconnaissance de cette forme de risque professionnel».
En matière de surveillance, d'abord, les organisateurs relèvent plusieurs lacunes. Les neuf registres des tumeurs cantonaux ne couvrent que 60% du territoire helvétique et certains cantons concernés par des industries potentiellement à risque, comme celle du caoutchouc, ne sont pas couverts. Contrairement à ses voisins européens, affirment les organisateurs de la conférence, la Suisse «n'a pas pour habitude de surveiller les inégalités sociales et les risques de cancers professionnels». «Les registres des tumeurs, par exemple, faute de politique fédérale en la matière, dépendent entièrement du bon vouloir des autorités cantonales, explique Christine Bouchardy. Le registre zurichois est menacé de disparition faute de moyens.»
Cette faible surveillance va de pair avec une sous-estimation du problème, estiment les auteurs. «Une étude zurichoise a montré qu'une fraction importante des cas de mésothéliomes pleuraux (des cancers majoritairement dus à une exposition à l'amiante) dans certaines professions à risques ne sont pas reconnus par la Suva», rappelle Christine Bouchardy.
Ces résultats plaident pour une politique de prévention ciblée dans les secteurs sensibles. «Déterminer à quels risques sont exposés les travailleurs, les informer et prendre des mesures préventives relève du rôle de l'Etat, estime Christine Bouchardy. Or, sans doute à cause de la culture du travail helvétique, la Suisse a beaucoup de retard dans ce domaine. En particulier, il n'existe pas de véritable politique de santé au travail.»
Qu'en dit l'administration ? «Je suis parfaitement d'accord qu'il faut augmenter les efforts de prévention dans ce domaine, répond Diethelm Hartmann, directeur suppléant de l'OFSP. De même, je conviens qu'il est souhaitable d'améliorer la surveillance. Mais rappelons tout de même que la Suisse n'est pas inactive. La Suva, par exemple, exerce déjà sa surveillance dans beaucoup de secteurs à risques.»
Rendre nationale la couverture des registres des tumeurs ? «Il s'agit d'un objectif souhaitable, mais financièrement difficilement réalisable, affirme Diethelm Hartmann, car tous les cantons n'ont pas les moyens de se doter d'un tel outil.» Sans doute, mais que faire lorsque de grands cantons comme Zurich hésitent à maintenir le leur ? «Nous avons eu des discussions avec l'Office fédéral de la statistique et l'Office fédéral de l'éducation et de la science, au sujet d'un registre national, répond le responsable. Mais ces démarches sont purement exploratoires. Dans l'immédiat, nous devons compter sur les cantons. La disparition du registre zurichois serait une catastrophe.»
Des améliorations à un système jugé satisfaisant pour les uns, des efforts déterminés pour les autres : la réponse à apporter au risque professionnel de cancer divise manifestement les autorités et les épidémiologistes concernés, même après la parution d'une étude nationale. Restent les syndicats et les médecins du travail, qui pourront désormais s'appuyer sur des arguments solides.
Quelques résultats
Les risques de cancers du poumon, du larynx et de l'sophage dépendent fortement du statut socio-économique. Ils sont environ deux fois plus élevés pour les «ouvriers non qualifiés» que pour les «cadres», notamment mais pas uniquement à cause de différences dans la consommation de tabac. Un fait qui plaide non seulement pour une prévention ciblée, mais aussi pour une estimation de la part de ces cancers attribuable à l'exposition professionnelle en tant que telle.
Les médecins, en dehors des risques liés à leur statut socio-économique, présentent un risque augmenté de leucémie et de cancer de la thyroïde, peut-être lié aux radiations.
Les électriciens ont un risque accru de cancer de la plèvre et du poumon, ce qui confirme une exposition à l'amiante. Le risque de leucémie est doublé, tout comme chez les conducteurs de locomotive. Il n'est pas encore possible de trancher la question controversée du rôle des champs électro-magnétiques.
Le risque trois fois plus élevé de cancer des os et des articulations observé chez les travailleurs du rail demande à être investigué.
Les travailleurs de la chimie présentent des excès de cancers rares, notamment de l'os, pour lesquels on devra rechercher une explication.
Le risque de cancer de la plèvre est multiplié par sept chez les travailleurs de la pierre, suite à l'exposition à l'amiante et à la poussière de silice. Presque tous les mésothéliomes pleuraux dans ces professions sont observés chez des employés d'usines fabriquant briques et ciment.
Les chauffeurs souffrent d'un risque plus élevé de cancer du poumon, probablement par exposition fréquente aux hydrocarbures aromatiques polycycliques contenus dans les émanations d'essence et de diesel.