Résumé
Etonnant, le fonctionnement de la recherche fondamentale sur l'être humain. Impression qu'on se fait souvent avoir. Prenez la thérapie génique. La vitesse de réalisation des promesses faites il y quelques années n'a pas été tenue, loin s'en faut. Ce qui était présenté comme prioritaire, urgent, porteur d'avancées thérapeutiques quasi certaines s'est dégonflé comme un vaste soufflé. Certes, les avancées de la science sont incertaines par nature : mais justement, l'échec (au moins en ce qui concerne la rapidité des réussites) n'avait pas été annoncé comme possible. Les choses étaient présentées comme si le progrès était inévitable dans cette configuration précise de la recherche, qu'il fallait absolument accepter et financer. Prenez encore la xénotransplantation : même histoire. En raison de dangers trop importants et mal maîtrisés, la recherche est maintenant gelée. Mais ces dangers étaient connus d'avance.Prenez maintenant le programme de recherche sur les cellules souches embryonnaires. Quelle agitation, ces jours ! Il faut légiférer d'urgence, financer à tour de bras et répondre immédiatement à tous les besoins des chercheurs. Le Conseil fédéral a remis à plus tard son projet de loi sur la recherche impliquant les êtres humains (concernant des centaines de personnes) pour donner la priorité à celui concernant les cellules souches embryonnaires. Le nud de la question, c'est que ceux qui soutiennent au nom du progrès, de la rationalité et surtout du bienfait pour l'humanité l'urgence de discuter et de financer ce programme n'ont que très rarement en face d'eux des politiciens ou des éthiciens qui contestent ces prémisses. C'est-à-dire qui montrent que les arguments scientifiques sont aussi relatifs aux intérêts des scientifiques. Que toute démarche scientifique est en même temps une entreprise marketing. Que les raisons des chercheurs, aussi défendables soient-elles dans l'absolu, ne sont jamais pures, dénuées d'intérêts humains. Et que ces intérêts ne coïncident pas forcément avec ceux de la population. Regardez les discussions actuelles : les politiques et les éthiciens se contentent de se demander s'il faut mettre des bornes à cette logique. Alors que c'est la logique qu'il faudrait interroger....Il faudrait, par exemple, réfléchir à cela : pas de meilleur moyen de mettre en lumière un domaine de recherche, de faire monter la Bourse en contact avec lui et l'imposer auprès de la population et des politiciens, que de s'attaquer aux mythes fondateurs de notre société et de mettre à mal ses visions anthropologiques. Il existe un marketing des limites : ce qui est aux frontières de l'acceptable, ce qui flirte avec les confins de la définition de l'humain, avec les débuts ou la fin de la vie, fascine et angoisse à la fois la population, donc se vend aux médias et fait immédiatement réagir les politiciens.D'où cette hypocrisie : alors que c'est dans le choc de la population que se trouve la condition de départ pour obtenir le meilleur retentissement possible à une recherche, le monde scientifique et économique prend l'air étonné, scandalisé parfois, lorsque la population fait mine de s'inquiéter, de s'opposer à la recherche sur les limites au nom de sa vieille vision du monde. En réalité, le choc donc la résistance fait partie de la stratégie de promotion de la recherche....Regerdez ce bel exemple que donne Craig Venter. Vous savez, Venter, c'est ce chercheur qui, avant même les équipes officielles des pays travaillant pour le projet Génome humain, l'a décrypté de façon sauvage et en a fait le négoce auprès des chercheurs. Depuis belle lurette, il se vante de pratiquer de la «dirty science». Tant pis pour les bonnes manières, aime-t-il dire : l'important est l'efficacité (et le business). Eh bien, Venter a été viré de l'entreprise qu'il dirigeait Celera et s'est lancé dans un autre projet. Il veut créer des bactéries en montant de toutes pièces leur génome. Pour faire bonne mesure, il annonce un futur avantage pour l'humanité. Ces bactéries, affirme-t-il, vont permettre de mieux comprendre le rôle des gènes et, au passage, pourront résoudre le problème de l'effet de serre (elles seront capables de fabriquer de grandes quantités d'hydrogène et piéger le CO2). Difficile de faire plus dans l'air du temps. Est-on sûr que cela va marcher ? Pas le moins du monde. Mais quelques idées bancales et une ou deux expériences semi-ratées suffisent à enthousiasmer les médias. Le Département de l'énergie américain va soutenir le projet à hauteur de trois millions de dollars en trois ans. Venter, qui connaît la maniclette, réclame en plus de l'éthique. Au président Bush, il exige, via le Washington Post : «montrez moi l'interdit, plantez autour de mon projet de bactérie de synthèse premier pas vers la vie artificielle les garde-fous nécessaires». Un nouveau champ de recherche s'installe sous nos yeux....Pas davantage que la future bactérie de Venter ou qu'aucun autre champ de recherche, celui appelé «cellules souches embryonnaires» n'existe par lui-même : il s'agit d'une construction complexe de la triade chercheurs-industriels-médias. Cette construction ne concerne pas que les limites techniques de ce qui relève ou non du champ. Elle organise la définition des enjeux, met en scène les perspectives et espoirs, et décrète l'urgence d'explorer ce champ. Le débat est d'emblée défini et verrouillé pour cause d'expertise (du côté des chercheurs), de conséquences économiques immenses (discours des industriels et économistes) et de l'importance de tout cela pour la société (discours des médias). Interpellé publiquement par cette triade, l'Etat est sommé de répondre aux questions posées. Le niveau de tension politique et surtout l'angoisse de la population est immédiatement important, si bien qu'il peine généralement à jouer son rôle, qui serait de redéfinir lui-même la façon d'empoigner le questionnement et l'urgence de le faire. Le défi, pour l'Etat, est de passer d'une analyse des enjeux imposés (comme c'est le cas actuellement) à une analyse de tous les enjeux soulevés et de la façon de les soulever (par exemple : à trop investir et se précipiter sur un domaine à la mode, n'appauvrit-on pas la diversité de la recherche fondamentale, diversité qui est la meilleure garantie de sa réussite ?)Dans le débat de société actuel, le rôle des éthiciens a tendance également à être court-circuité. A eux aussi, il reviendrait de davantage mettre en cause la structure imposée des enjeux. Leur rôle premier n'est pas de répondre aux questions, mais de demander qui pose ces questions, d'où elles viennent, et comment le sujet sur lequel elles portent est défini. Il est de questionner les questionneurs. Pourquoi ce domaine a-t-il été créé ? A partir de quoi définit-on ses limites ? Quelle est la pertinence des promesses annoncées et mises dans la balance éthique ?