IntroductionLa consultation d'ethnopsychiatrie que je vais vous décrire est une structure née d'un constat : celui de l'impuissance de notre bio-médecine occidentale face à un certain nombre de patients migrants, que tous nos efforts ne parviennent pas à soulager des troubles dont ils souffrent. Somaticiens ou psychiatres, nous sommes alors confrontés à ces situations décourageantes où les plaintes somatiques ressurgissent, se déplacent, et où d'examens de contrôle en tentatives thérapeutiques sans effet, notre découragement s'accroît. En psychiatrie, il faut même constater que nous devons parfois forcer les choses pour faire entrer de tels patients dans les catégories proposées par le DSM (ou la CIM). Et l'idée que «quelque chose de culturel» doit être à l'uvre ne nous mène guère plus loin : selon quelle méthodologie l'inclure dans notre approche ?C'est Georges Devereux, dans les années 60, qui a le premier conceptualisé une pensée qu'il a appelée «complémentariste», indiquant par là comment articuler entre eux les deux axes du psychologique et du culturel pour aborder des patients qui ne sont pas de même origine culturelle que leur médecin. A sa suite, son élève Tobie Nathan a mis au point une approche clinique spécifique, appelée depuis lors ethnopsychiatrie, dont nous nous inspirons dans le groupe thérapeutique que j'anime. L'ethnopsychiatrie est différente de la psychiatrie transculturelle enseignée dans nos facultés : celle-ci tente de faciliter l'approche des patients migrants, par exemple en utilisant la langue maternelle du patient, mais sans toucher aux catégories diagnostiques qui sont les nôtres en Occident. L'ethnopsychiatrie, elle, est une discipline mixte : en cherchant l'articulation pertinente entre l'axe culturel et l'axe psychologique dans l'approche d'une personne donnée, elle modifie et l'ethnologie et la psychologie (en particulier la psychopathologie) dont elle est issue.En faisant place aux mondes d'où sont issus nos patients migrants, à leurs représentations de la maladie, aux pratiques de soins de leurs thérapeutes et à leurs invisibles, nous n'allons plus pouvoir utiliser nos catégories diagnostiques habituelles. C'est dans une pensée modifiée que nous allons devoir nous aventurer
mais pas n'importe comment !Cette approche bouscule donc un certain nombre de nos certitudes. C'est sans doute une des raisons pour lesquelles elle se pratique encore peu. La consultation d'ethnopsychiatrie dont je suis le médecin responsable est une structure très modeste. Après avoir été hébergée pendant dix ans dans les Institutions universitaires de psychiatrie, elle se tient maintenant en privé, sur un mode militant : mes cothérapeutes et moi-même y travaillons bénévolement. Les séances sont facturées (aux patients qui ont une caisse-maladie !) en tant que séances de psychothérapie, ce qui nous permet de rémunérer le référent culturel présent à chaque séance.Si la structure est modeste, elle nous permet de pratiquer une approche d'une très grande fécondité de pensée. En effet, la méthodologie complémentariste de l'ethnopsychiatrie nous oblige à questionner nos propres représentations, à préciser nos niveaux d'intervention, et enrichit de possibilités nouvelles nos pratiques habituelles, y compris avec nos patients d'ici.Pour terminer cette introduction, j'aimerais ajouter que cette approche, très intéressante pour les patients non occidentaux (Africains en particulier), qu'ils souffrent de troubles somatiques ou psychiques, est aussi tout à fait pertinente pour quantité de patients moins «exotiques», que ce soit les riverains de la Méditerranée, ou certaines personnes originaires de la montagne ou de la campagne, dont les représentations de la maladie sont souvent bien éloignées de celles de notre bio-médecine, sans qu'ils ne le disent jamais à leur médecin
Vignette cliniqueJe décrirai d'abord l'histoire de Mme. P., patiente africaine adressée par son généraliste.La patiente présente des céphalées, des douleurs abdominales importantes, et des démangeaisons gênantes. Le tout se situe dans un contexte de séparation d'avec son mari suisse. Les examens somatiques effectués sont en ordre. La patiente a fini par subir une cholécystectomie, après laquelle on a assisté à une recrudescence des douleurs abdominales en ceinture, à la hauteur de l'estomac.Dans nos catégories médicales habituelles, il s'agit d'une patiente qui somatise une souffrance psychique de type dépressif, liée à une insertion difficile et à un contexte de séparation conjugale. Son destin médical probable, nous pouvons l'imaginer : une chronicisation et un étiquetage «psy» : patiente fonctionnelle qui rend les médecins impuissants. Elle a une probable carrière chirurgicale en vue, avec aggravation prévisible des troubles par fixation somatique sur les zones opérées.Le médecin traitant de Mme P., sensible à l'origine africaine de sa patiente qui vient du Liberia, demande pour elle une consultation en ethnopsychiatrie. Son raisonnement a été le suivant : il a pensé que si la souffrance de cette patiente, physique ou psychique, est individuelle, la demande de soulagement qui lui était adressée à lui était «communicationnelle», qu'il s'agissait d'un message, destiné à être déchiffré.Nous reconnaissons là, bien sûr, ce qui se passe avec tout patient dont la souffrance a une composante fonctionnelle prévalente, qui nous conduit toujours à cette pensée d'un message à déchiffrer.Or ce déchiffrement n'est pas simple. En effet, le message porté par un corps malade est, comme tout message, organisé selon un code. Mais ce code est, lui, culturellement déterminé ! Si le corps est celui du patient, le code est nécessairement celui de sa culture d'origine. Plus précisément : le code qui organise la signification des symptômes d'un patient donné est celui du groupe culturel dans lequel ce patient est né, dans lequel il a été lui-même porté, bercé, soigné. C'est le code dont sa mère était dépositaire, et avec elle les hommes et les femmes de son groupe. C'est ainsi qu'un mal de tête, ou de ventre, ou de dos, signifie des choses très différentes chez un patient kurde qui a été torturé dans les geôles turques, chez un Guinéen en passe de réussir ses études, ou chez une infirmière genevoise célibataire.Mme P. est donc reçue à la consultation d'ethnopsychiatrie. Celle-ci se tient dans un setting spécifique (sur lequel je reviendrai plus loin en détail) : il s'agit d'un groupe de cothérapeutes, eux-mêmes d'origines culturelles diverses, réunis pour recevoir un patient migrant. Dans ce cadre particulier, nous revenons d'abord avec Mme P. et son médecin (qui est présent) à son histoire personnelle. Venue du Liberia en Suisse à l'âge de 26 ans, Mme P. avait fui une situation de guerre civile, où ses deux parents avaient été assassinés comme beaucoup d'autres habitants de leur village. La famille était dispersée, il ne restait à Mme P. qu'une tante au Nigeria, des cousins en Angleterre et en Italie. La famille était chrétienne. Ses troubles avaient commencé là-bas, après cette période agitée.Nous faisons alors intervenir le niveau culturel pour tenter de comprendre ce qui perturbe Mme P. Dans une coconstruction complexe (j'y reviendrai aussi), nous faisons l'hypothèse que ce que Mme P. éprouve est le résultat d'un mélange : les morts n'ayant pu être enterrés selon les rites ne sont pas à leur place, morts et vivants sont mélangés, elle-même est entre deux mondes et en danger, habitée par les morts de sa famille qu'elle a dans la peau.Mais nous soulignons aussi que Mme P. est anormalement seule : elle est fille unique, il n'y a aucun «vieux» autour d'elle, anomalie qui en Afrique signale un désordre antérieur. Quelque chose avait dû se produire bien avant ces événements, et même avant elle, pour qu'elle se retrouve dans une solitude pareille, sans personne à qui se référer pour comprendre ce qui lui arrive. Sa seule tante restante, au Nigeria, est chrétienne, et nous soupçonnons là aussi une coupure significative par rapport aux valeurs traditionnelles : on dirait que cette famille, comme tant d'autres, s'était convertie au christianisme pour fuir une obligation ou échapper à une malédiction non résolue, devenant chrétienne pour couper les ponts avec le passé et les ancêtres. Or nous savons, comme avec nos patients d'ici, que ces coupures sont pathologiques et pathogènes.Nous préconisons que Mme P. essaie de revoir sa tante au Nigeria, afin de la questionner sur la famille, et d'envisager avec elle ce qu'il y aurait à faire pour remettre les choses en ordre.Nous revoyons Mme P. un an après. Les mêmes troubles persistent, la reprise de travail n'a pas été possible, et une demande d'AI a été introduite. Son médecin traitant nous la ramène pour une deuxième consultation, car la patiente présente des céphalées et des douleurs en ceinture qui ne cèdent pas. Elle est entre-temps allée voir sa tante au Nigeria. Celle-ci l'a provisoirement soulagée avec des massages, et lui a recommandé de prier.Nous sommes alors frappés par deux éléments plus perceptibles que la première fois, concernant un aspect familial de l'histoire de Mme P. : la tante a visiblement un don de guérisseuse, mais elle ne semble pas reconnue comme telle, ni avoir été conduite dans le processus d'initiation qui aurait dû accompagner un tel don. Au contraire, sa recommandation des pratiques chrétiennes (prier) va dans le sens de notre première hypothèse : une coupure délibérée mais pathogène, au sein de la famille, vis-à-vis de la tradition, coupure qui laisse les individus dans un vide de significations quant à ce qui leur arrive.Cette hypothèse se vérifie encore lors du troisième rendez-vous, une semaine après, quand Mme P. nous raconte des rêves où on la poursuit pour la tuer, ce sont des Africains qu'elle ne connaît pas. Elle précise qu'un cousin à Londres est lui aussi poursuivi de la même manière.Nous nous trouvons donc en présence de deux types d'éléments :I Un corps souffrant.I Un code organisateur de ces troubles qui n'est pas le nôtre, et dont la patiente est elle-même coupée. Nous avons tenté en fait, et notre dispositif est conçu dans ce but, d'articuler ces deux niveaux du corps souffrant et du code qui l'organise, afin de mobiliser une situation bloquée.Mais allons plus loin, en approfondissant la théorie sous-jacente à une telle pratique.Théorie sous-jacenteQuand un patient vient nous consulter, nous autres médecins, pour son corps ou pour son esprit, c'est à l'intérieur de lui que nous cherchons ce qui ne va pas, et logiquement à l'intérieur de lui que nous ferons porter le traitement. Ceci peut paraître plus qu'élémentaire, et pourtant cela ne va pas de soi !En effet, la représentation du mal et de la maladie qui fait porter diagnostic et thérapeutique à l'intérieur du sujet est une représentation typiquement occidentale. Mais elle est loin d'être universelle. Ailleurs, on a d'autres représentations de la personne, qui ne se réduisent pas à l'individu. Ces représentations entraînent d'autres codes de compréhension de la souffrance, et d'autres pratiques thérapeutiques.En Afrique de l'Ouest par exemple, on considère que la personne est constituée d'éléments hétérogènes : certains viennent du principe divin organisateur de toutes choses ; certains viennent des ancêtres ; certains sont liés à l'histoire particulière de la grossesse dont est issue la personne ; d'autres encore à sa situation dans sa famille (par exemple si elle est née après des jumeaux, ou jumeau elle-même) ; etc. Chez les Bambara, la personne est constituée de près de soixante éléments différents !Cette représentation est liée à une idée de la santé et du bien-être selon laquelle un individu n'est pas formé une fois pour toutes mais doit être construit, et périodiquement reconstruit selon les nécessités. En particulier, la maladie est considérée comme une situation critique, dans laquelle il s'agira d'identifier les éléments perturbés ou manquants, et de procéder à un nouvel assemblage des parties de la personne. Mais ceci implique des niveaux trans-individuels, et des rapports complexes avec le monde des invisibles : ancêtres, génies, etc., à qui il arrive de se manifester de cette manière pour réclamer un dû. C'est dire qu'un individu souffrant est inévitablement porteur (et sans doute plus, ou plus visiblement qu'un bien-portant) de toute la cosmologie du monde où il a été formé. Ceci, bien sûr, est vrai aussi pour les patients de chez nous. Qu'il demande à être soulagé d'une douleur physique ou d'une dépression, le patient de chez nous pense qu'il existe des causes (exogènes comme les bactéries, ou endogènes comme les troubles endocriniens) définies scientifiquement, pour lesquelles il attend du médecin une réponse thérapeutique, elle aussi de type scientifique, qui modifiera les causes de son mal et le fera disparaître. En ceci, patients et médecins de chez nous partagent la même représentation. Or celle-ci n'est donc pas universelle ! Le problème surgit avec les patients qui sont porteurs d'un autre code.Les patients migrants ne sont, bien sûr, pas plus bêtes que d'autres. Ils admettent volontiers nos explications scientifiques. Mais approfondissons la notion de code évoquée tout à l'heure, en suivant l'anthropologue Andras Zempléni qui distingue entre cause, agent et sens de la maladie.La question de l'étiologie du point de vue anthropologiqueZempléni rappelle que le diagnostic de maladie comporte au plus quatre opérations, répondant à quatre questions :1. Identification : de quel symptôme ou de quelle maladie s'agit-il ?2. Représentation de sa cause instrumentale : comment est-elle survenue ?3. Identification de l'agent responsable : qui ou quoi l'a produite ?4. Reconstitution de son origine : pourquoi survient-elle en ce moment, chez cet individu ?Ces quatre questions restituent la pluralité causale de toutes les étiologies. Zempléni en donne les exemples suivants :I Le paludisme a : pour cause l'action biochimique du plasmodium dans le sang ; pour agent le plasmodium ; pour origine la piqûre de l'anophèle.I De même, le sida a : pour cause la destruction biochimique du lymphocyte T4 ; pour agent le virus VIH ; pour origine certains comportements à risques.I Mais de même aussi, l'attaque de sorcellerie identifiée par le devin Wolof sous forme d'angoisse aiguë a : pour cause la dévoration du principe vital (le «fit») situé dans le foie de la victime ; pour agent un sorcier anthropophage et son principe inné de sorcellerie (analogue au porteur de virus du sida) ; pour origine l'événement (par exemple un conflit d'héritage) qui a échauffé la jalousie de ce principe sorcier.Partout dans le monde, il n'est pas nécessaire d'identifier à la fois la cause, l'agent et l'origine d'une maladie pour énoncer un diagnostic. Parfois le traitement symptomatique suffit. D'autres fois, un diagnostic divinatoire est nécessaire pour réintégrer le symptôme dans sa causalité invisible.Mais il faut noter surtout que les différents types de médecine dans le monde ne privilégient pas les mêmes éléments étiologiques. Schématiquement, Zempléni distingue :I Notre bio-médecine a une conception intériorisante de la maladie. Elle privilégie donc l'étude des processus internes (le «comment»), sans s'intéresser à l'agent ni à l'origine de la maladie.I Au contraire, les arts de guérir des sociétés sans écriture ont des conceptions extériorisantes de la maladie et de son sens social. Elles privilégient donc l'agent («qui» ou «quoi» a causé la maladie), et l'origine (le «pourquoi») de la maladie. C'est la fonction du diagnostic divinatoire d'identifier ces facteurs.I Les médecines savantes de l'Ancien Monde (Chine, Inde, Grèce antique) considèrent la maladie comme un état de déséquilibre des principes de la personne (ses humeurs) et du cosmos. Rétablir l'équilibre est dès lors centré sur la question des agents (plutôt impersonnels), sans intérêt pour la question de l'origine de la maladie.Face à nos patientsNous voici donc face à des patients pour qui la question du sens de la maladie (le «pourquoi») est centrale. Comme nous venons de le voir, nos explications scientifiques répondent à la question de la cause (le «comment»), mais pas à celle du sens (le «pourquoi» de la maladie). Nous voici donc ramenés à la question de savoir comment aborder un patient venu d'ailleurs, et dont nous ignorons selon quel code, partagé avec les autres membres de son groupe, est organisée sa souffrance. Quels sont les instruments de pensée dont nous disposons pour cette approche ?J'évoquais plus haut le fait que notre pensée occidentale sur l'être a pour conséquence que c'est à l'intérieur du sujet que réside la personne. C'est donc à l'intérieur de lui que nous allons :I Chercher la cause du mal.I Proposer un traitement.Qu'il s'agisse d'une maladie physique ou mentale, notons que notre raisonnement sera le même. Mais cette pensée est pleine d'implicites. Lesquels ?1. Il y a un monde interne et un monde externe.2. La pathologie et la thérapeutique concernent le monde interne. Les difficultés dans le monde externe (sociales) n'en font pas partie.3. Les pensées sur le monde invisible relèvent de la croyance. A ce titre, elles concernent la sphère privée de l'individu, et ne sont pas prises en considération dans la thérapeutique sauf si elles quittent la sphère privée, et sont alors considérées comme pathologiques («J'ai rencontré la Vierge Marie sur la Place Neuve, et elle m'a chargé d'un message»).La conséquence logique de ces implicites, en ce qui concerne la psychothérapie par exemple, est le divan (ou ses dérivés) ! (fig. 1).Pour nos patients habituels, ces propositions ne poseront aucun problème. Qu'ils choisissent plutôt un traitement médicamenteux focalisé sur leurs synapses, ou plutôt le dialogue intersubjectif d'une psychothérapie, ou qu'ils souffrent d'une maladie somatique
peu importe ! Nous sommes dans le même monde, nous en partageons les implicites. Mais s'il s'agit d'un patient africain ? Nous n'avons pas les mêmes représentations !1. La personne n'est pas réduite au sujet. Par exemple : en Afrique de l'Ouest, la personne est considérée comme l'assemblage d'un souffle venant de Dieu, d'une parcelle de sacré déposée par le devin à la naissance, d'une ombre, de l'âme d'un ancêtre qui revient, etc. Chez les Bambara, je rappelle qu'il faut jusqu'à 60 principes pour constituer une personne !Dans la pathologie, on considère que les éléments de la personne se sont trouvés malencontreusement dissociés, il faudra les retrouver, ou les arracher à ceux qui les ont pris, comme dans l'exemple courant de l'attaque sorcière avec prise d'âme.2. Le monde n'est pas séparable en monde interne et monde externe, permettant qu'on s'adresse à un individu seul. Au contraire, le monde est peuplé de visibles et d'invisibles, qui peuvent à tout instant se manifester à travers les personnes. Les invisibles en question sont par exemple des génies, des ancêtres, des esprits
tous très vivants !3. Dans la pathologie : quand les signes orientent vers une étiologie en rapport avec les invisibles, il s'agira donc d'identifier l'être en cause, et de comprendre ce qu'il réclame afin de le satisfaire, pour que les troubles cessent.Nous voyons donc que proposer un dispositif psychothérapeutique à un tel patient est a priori inapproprié, et risque au mieux de créer un faux-self
mais pas de le guérir !L'approche ethnopsychiatrique est donc fondée sur l'idée suivante fig. 2) :Ce schéma entraîne plusieurs commentaires :I La physiologie et le psychisme humains sont des données universelles.I Mais le sens qui leur est donné est, lui, construit, différemment selon les cultures (Devereux).I On ne peut donc avoir accès directement à l'intérieur d'une personne (à son psychisme) quand elle vient d'ailleurs.I Pour cela, il faut construire des ponts (selon la pensée de Winnicott sur la transitionnalité).I Nous considérons donc notre pratique ethnopsychiatrique comme un type d'approche transitionnelle, spécifiquement destinée aux patients migrants.I Dans cette pratique, nous restons des psychothérapeutes occidentaux, ancrés dans une représentation psychodynamique du fonctionnement mental, et ne jouons jamais aux sorciers !Comment s'articulent dès lors le psychisme et la culture (le psychologique et le culturel) ? (fig. 3).En ethnopsychiatrie, nous choisissons spécifiquement de mobiliser les «enveloppes psychiques» culturelles, car :1. Nous ne connaissons pas le noyau de l'autre, comment il est fabriqué ! (les Wolof situent leur principe vital dans le foie ; les protestants calvinistes se considèrent seuls face à Dieu avec leur conscience, etc.).2. Nous considérons que la migration peut fragiliser un individu en le privant des «enveloppes culturelles» dont nous avons tous besoin, partout et toujours, pour décoder le monde et faire face à l'imprévu.De plus, notre expérience nous a appris que la migration représentait souvent le deuxième temps de traumatismes plus anciens : pertes ou coupures impensables, comme dans le cas de Mme P. La compréhension de ces coupures en termes de traumatisme psychique, ayant fait effraction dans le psychisme individuel, permet précisément d'utiliser l'échelon culturel afin de remobiliser le fonctionnement mental paralysé du patient.Notre setting, inspiré de Tobie Nathan, est entièrement conçu dans le but de permettre cette mobilisation des enveloppes psychiques. Nous sommes un groupe de cothérapeutes, originaires de cultures diverses. Nous nous tenons en cercle, dans lequel prennent place le patient et ses accompagnants (son médecin traitant, quelqu'un de sa famille ou un proche, le référent culturel). Dans ce cercle, chacun est considéré comme le représentant de sa culture d'origine. A propos de l'histoire du patient et de sa souffrance, nous allons faire circuler différentes hypothèses étiologiques, chacune issue d'une culture différente. L'un va dire : «Chez moi, quand un serpent surgit et qu'il ne mord pas, on dit qu'il est envoyé par un ancêtre». L'autre dira : «Chez moi, on pense plutôt à un génie qu'il s'agit d'honorer en entrant dans son culte», etc.Le patient se situe tout naturellement dans cette circulation d'hypothèses. Il entre activement dans la discussion, et se met à penser avec nous à ce qui lui arrive. Souvent, il entre en conciliabule avec le référent culturel dans leur langue, et c'est celui-ci qui devient alors médiateur pour le groupe, nous traduisant ce qui vient d'être dit, et remettant en circulation ce qu'ils viennent d'approfondir ensemble.Nous procédons donc par étapes, où la circulation des hypothèses étiologiques dans le groupe constitue un cadre de pensée de type externe, culturel, sur lequel le patient va s'appuyer pour y insérer un contenu, lui d'ordre psychologique et personnel.Exemple : Mme M., Mukongo du Zaïre, est poursuivie depuis des années en Suisse ainsi que son fils par toutes sortes de problèmes de santé. Dans le cours de la deuxième séance, la cothérapeute algérienne dit : «En Algérie, on dirait qu'il y a des morts qui ne sont pas tranquilles
mal enterrés». La patiente répond : «Vous avez raison, ma mère (qui est décédée depuis longtemps) est venue me voir en rêve pour me dire de prendre l'argent pour qu'on lui fasse le cimetière» (c'est-à-dire les secondes funérailles). A ce point, nous sentons que commence à se mobiliser le deuil non fait de cette patiente par rapport à sa mère.En actionnant le levier culturel, anthropologique, nous pensons réparer l'effraction psychique dont le patient avait été victime, que ce soit du fait de la migration, de coupures antérieures, de défaut de transmission. A chaque étape, en visant le niveau culturel, nous permettons au patient de s'étayer sur le contenant ainsi proposé pour produire ses propres pensées (contenus psychiques). Nous procédons avec lui à un subtil travail de tissage entre culture et psychisme, lui permettant ainsi de retrouver un fonctionnement mental vivant, où dedans et dehors communiquent. C'est aussi, à nos yeux, la condition sine qua non d'une adaptation au pays d'accueil, qui permettra ensuite à la personne tous les métissages que pourra inventer sa créativité retrouvée.* Conférence donnée à la Société médicale de Genève le 1er octobre 2002.Bibliographie :1 Devereux G. Essais d'ethnopsychiatrie générale. 3e éd. Française. Paris : Gallimard, 1977.2 Kaes R, et al. Crise, rupture et dépassement. Paris : Dunod 1979, rééd. 1990.3 Nathan T. Fier de n'avoir ni pays ni amis,
. Grenoble : La Pensée Sauvage, 1990.4 Winnicott D. De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris : Payot, 1969.5 Zempléni A. La maladie et ses causes. In «L'Ethnographie», no spécial 96-97, (1985-2 et 3).