Où commence et où doit s'achever l'Union européenne ? Cette vaste et riche question se focalise depuis quelques semaines et pour plusieurs années sur la Turquie. On pourrait dire qu'avec la question de l'élargissement on phosphore dur sur le Bosphore. De fait, des milliers d'intellectuels, d'hommes politiques et d'eurocrates, de philosophes et de responsables religieux planchent sur le sujet. Bruxelles s'inquiète ; la Pologne, à peine autorisée à entrer dans le club commercial, juge indispensable de définir le nouvel espace d'un point de vue culturel, et donc religieux, et donc chrétien, pour ne pas dire catholique. Et voilà que ressurgissent les vieilles angoisses, les oppositions séculaires, les guerres saintes, l'empire ottoman contre les restes du saint empire romain germanique. Les Turcs étaient aux portes de Vienne en 1529, au Saint-Gothard en 1674, à Kahlenberg en 1683 et on voudrait qu'Ankara siège à nos côtés à Bruxelles, que les paysans campant sur les sèches frontières irakiennes traitent d'égal à égal avec les fermiers de la plantureuse plaine de Beauce, que l'on oublie pour toujours qu'Istanbul n'est plus Constantinople ? Sachons raison garder disent ceux qui n'hésitent guère à avancer l'argument de la raison pour des raisons que leur raison n'ignore sans doute guère. Pour eux, l'Europe jusqu'au Bosphore, passe encore mais pas plus ; pas d'Anatolie, de Cappadoce. Plus leur plaisent la Loire et le Tibre que le Tigre et l'Euphrate.
Que dire et comment trancher ? Comment savoir si l'Islam, même modéré, est soluble dans la République ? Comment situer les atouts et les risques ? Enrichissement économique et culturel ou déconstruction programmée d'un ensemble dont la Suisse ne fait toujours pas partie et qui peine à exister en dehors d'une communauté de marché ? Nous en avons ici pour des mois, des années, des décennies. Pour l'heure, on peut, au travers de la feta, mesurer le chemin qui nous reste à parcourir. Et tout d'abord, feta ou féta ? Un accent aigu et on change de monde. Le Petit Robert, entre «festoyer» et «fétard» explique que ce mot grec s'écrit feta mais qu'«on écrirait mieux féta». Restons puriste, nous qui ne parlons ni grec ni turc, et écrivons feta pour ce «fromage grec à pâte molle, fabriqué traditionnellement à partir de lait de brebis.» A noter que Larousse, dans son monumental «Dictionnaire universel du XIXe siècle», passe directement de «Festus Rufus» (historien latin) et «Fésules» (ville de l'Italie ancienne) à «fête.» «Festoyer» est bien en amont et «fétard» quelques pages plus loin ; mais de feta, point, le fromage grec ne faisant pas partie de l'universalité de ces temps pourtant encyclopédiques.
Tel n'est plus le cas, comme on va le voir. C'est que la guerre fait rage en Europe où la feta est produite de mille manières et bien au-delà du pays de Grèce. Ainsi, il y a quelques jours les producteurs français de feta, contestant la décision européenne de réserver l'appellation «feta» au seul fromage produit en Grèce, publiaient dans Le Figaro et dans Le Monde, «un appel au gouvernement français» lui demandant de déposer un recours devant la Cour européenne de justice. «Pourquoi Camembert et Brie ne deviendraient pas l'exclusivité des Français, Yaourt celle des Bulgares, Emmenthal et Gruyère celle des Suisses», écrivent les responsables de la Fédération régionale des syndicats des éleveurs de brebis de la région Midi-Pyrénées. Ces producteurs soutiennent que la décision de la Commission européenne «est contraire au règlement» communautaire des «Appellations d'origine protégée» ou AOP qui «prévoit que le nom d'un produit devenu commun, quand bien même il se rapporterait à une localisation initiale, ne peut en aucun cas être enregistré en tant qu'AOP.» Toujours selon eux, la feta «est fabriquée depuis très longtemps dans de nombreux pays, sans spécificité de terroir, de lait et d'usage, c'est l'exemple même d'un terme générique.» Etrange plaidoyer, vraiment, qui voit la région productrice de l'unique Roquefort vanter les mérites du générique contre l'appellation d'origine contrôlée. On comprend l'angoisse d'une filière qui vit du marché des 12 000 tonnes de «feta française» qui, demain devrait changer de nom, mais est-ce une raison suffisante pour ne pas reconnaître l'antériorité, en la matière, du peuple hellène ?
Pour l'heure l'affaire est jugée : la Commission européenne a annoncé en octobre que l'appellation «feta» était désormais réservée au seul fromage de brebis produit dans certaines régions de Grèce, les autres producteurs disposant de cinq ans pour modifier leur dénomination. Bruxelles donnait ainsi une nouvelle fois raison aux Grecs contre le Danemark, l'Allemagne et la France. Les Danois ont aussitôt déposé un recours auprès de la Cour européenne de justice tandis que les producteurs français faisaient pression sur leur gouvernement qui hésite à imiter les Danois. Le secrétaire d'Etat grec à l'Agriculture, Fotis Hatzimihalis, a pour sa part déclaré : «Nous avons gagné la bataille de la feta mais la guerre se poursuit, nous ne nous relâcherons pas, nous sommes décidés à poursuivre notre effort et nous lançons un plan national d'action pour la défense de la feta.»
A coup sûr, nous reviendrons sur ce sujet. Pour l'heure, détenteur depuis peu d'un bel et beau diplôme de «Compagnon» décerné par la «Confrérie des Fromages de Suisse et signé de Daniel Tüscher, Grand Maître, nous aimerions que se révoltassent sous peu, de Berne à Zurich, les producteurs d'Emmentaler que le Petit Robert orthographie «emmental» et dont il ose dire que c'est un analogue du gruyère «présentant de plus gros trous».