Nous ne connaissions rien ou presque de la chaîne Buffalo Grill si ce n'est la vision bien peu réconfortante de ces tristes enclos toujours situés à proximité des axes autoroutiers ; de grandes cabanes de béton ornées de pauvres colifichets singeant la conquête de l'ouest et mêlant dans la plus grande confusion la destruction programmée du peuple indien et celle des bisons, le solide grand air des grandes plaines et la joie de manger de la viande grillée sous la lune avant le grand duel dans la rue principale du village. Buffalo Grill entre Courtepaille, Mac Donald et Pizza Hut, ces enseignes qui polluent depuis près d'un quart de siècle le paysage français et qui signent mieux que tout l'évolution des comportements alimentaires de nos contemporains et la puissance d'attirance notamment des jeunes de ces géants d'une restauration que l'on dit rapide alors que fugace serait sans aucun doute un plus juste qualificatif. Et tout cela dans le beau pays de France, si fier de sa table, de son histoire culinaire, de sa lutte contre la «malbouffe» et les Etats-Unis réunis.
Mais, pour l'heure, Buffalo Grill, donc puisque la justice française vient de mettre en examen quatre des dirigeants de ce groupe vendeur de viande bovine dont nous apprenons à cette occasion qu'il emploie 6000 personnes.
En d'autres temps, l'affaire n'aurait guère attiré l'attention des médias. Aujourd'hui, en France à l'heure où nous écrivons ces lignes, quelques heures avant Noël c'est une avalanche. Il faut dire que, vache folle aidant, on est passé d'une hypothétique histoire de fraude à une accusation d'assassinat ; ou presque. Reprenons les quelques données disponibles. Dans un contexte qui restera à préciser, la direction de ce groupe est accusée par trois de ses employés ou anciens employés d'avoir frauduleusement importé de la viande bovine britannique entre 1996 et 2000, soit à une époque, on s'en souvient, où l'Union européenne avait décrété un embargo total sur ces aliments suscitant alors l'ire de Londres.
Comment ces accusations vinrent-elles aux oreilles de Marie-Odile Bertella-Geffroy, magistrate parisienne en charge de l'instruction judiciaire ouverte après la plainte avec constitution de partie civile des parents de deux des victimes de la forme humaine de la maladie de la vache folle ? Pour l'heure, on ne le sait pas, mais toujours est-il qu'elles y vinrent. Or il se dit cela restera à prouver et à préciser que ces victimes «avaient l'habitude d'aller manger chez Buffalo Grill». La conception très personnelle développée par Mme Bertella-Geffroy du concept d'empoisonnement et d'homicide volontaire ou pas (cette magistrate officie notamment dans les affaires, toujours pendantes, du sang et de l'hormone de croissance contaminés) fait que le lien de causalité n'a guère tardé à être établi.
Aujourd'hui, quatre des dirigeants de la fameuse chaîne sont mis en examen pour «infraction à la loi sur les fraudes» et «faux et usage de faux» mais aussi et surtout pour «homicide involontaire et mise en danger de la vie d'autrui.» L'affaire est si grave que l'un des quatre se prépare à réveillonner au fond d'un cachot tandis que les trois autres clament haut et fort leur innocence et attaquent devant la même justice qui les poursuit ceux qui les ont dénoncés.
Pour avoir, dans un passé pas si lointain, appris ce qu'il pouvait en coûter d'enquêter en amont du travail de la justice, nous nous garderons bien de commenter une procédure en cours ; nous nous garderons aussi de prendre partie dans un conflit qui nous échappe pour l'essentiel. D'où venait d'où vient la viande plus ou moins grillée, mangée au bord du macadam sous l'égide de celui qui tua tant de bisons avant de finir dans un cirque ? De différents pays d'Amérique du Sud, comme le disent les employés sur les ondes radiophoniques au risque de nourrir un nouveau soupçon, celui des hormones ? Quel intérêt pouvait-il y avoir à se fournir en Grande-Bretagne dont la population, durant la période critique, n'a pas cessé de manger la viande des bovins de moins de trente mois ? L'instruction en cours l'établira.
Reste, à nos yeux, l'essentiel, trop vite noyé dans un océan de détails. Comment la justice peut-elle, sans en appeler à la science, parler d'«homicide involontaire» ? Comment établir une possible causalité entre la consommation de «viande bovine» alors que tous les experts ou presque affirment depuis des années que sauf modèles expérimentés hautement sophistiqués et difficilement reproductibles les tissus musculaires bovins ne sont pas infectieux ?
Buffalo Grill importait-il depuis le Royaume-Uni des abats (cervelle, rate, thymus, moelle épinière) avec tout ou partie desquels il fabriquait de la viande reconstituée, des hamburgers du pauvre potentiellement infectieux ? L'entrée, ces dernières années, dans quelques-unes des coulisses de l'agro-alimentaire nous a montré que les scénarios les plus invraisemblables ne pouvaient pas être d'emblée exclus. Reste toutefois une question. Compte tenu de ce que l'on sait de la période de latence de la forme humaine de la maladie de la vache folle, il est raisonnable de postuler que la contamination des victimes françaises est antérieure à 1996 et renvoie de ce fait à une époque où l'on a largement importé des viandes du Royaume-Uni alors que la maladie animale sévissait depuis 1986. Dans la logique qui est la sienne, on aimerait savoir quels responsables la justice entend, un jour prochain, mettre en examen.