Il est bon de parler, et meilleur de se taire ;Mais tous deux sont mauvais, alors qu'ils sont outrés.La Fontaine«J'ai dit comment l'alcool conduisait traîtreusement ceux qui lui font appel
J'en aurais pu dire autant du haschisch, de l'opium ou du tabac». Ainsi s'exprimait le Dr Georges Clemenceau, promis à une grande carrière politique, à la fin du XIXe siècle. Cent ans avant l'OMS, il assimilait déjà le tabac à d'autres drogues.Fin juillet 2002, au creux estival de l'actualité, les médias anglais titrent sur les méfaits de l'ecstasy. En un an les morts provoquées par l'usage de ce produit ont doublé, passant de 36 en 2000 à 56 en 2001. Le 10 août, le British Medical Journal reprend cette information pour la mettre en perspective et lui donner sa juste importance : en 2000, on a rattaché, en Angleterre et au Pays de Galles, 5500 morts à l'alcool, près de 3000 aux accidents de la route, près de 1000 à l'héroïne et à la morphine, presque 500 aux médicaments antidépresseurs et
105 000 au tabac. Pour un peu on comprendrait que les 50 morts d'ecstasy aident à oublier les 100 000 morts du tabac, comme l'exception divertit de l'habitude. Tout ne serait-il qu'un effet de quantité ?L'association à cette liste de drogues, responsables de toxicomanies, de médicaments antidépresseurs, commodes pour le suicide de sujets déprimés, est intéressante : parfois la distinction est subtile entre effets toxiques et bénéfiques. Pour la médecine hippocratique l'hellébore était à la fois un puissant médicament et un redoutable toxique. On se souvient que le tabac fut introduit en France par l'ambassadeur Jean Nicot, le proposant à la reine Catherine de Médicis pour traiter ses migraines. Ce fut avec un certain succès qui provoqua pour l'herbe à Nicot un engouement tel qu'en 1635 Louis XIII ordonna qu'elle soit seulement disponible chez les apothicaires et délivrée sur ordonnance de médecin. Trousseau recommandait aux femmes de la cour de Napoléon III de fumer pour lutter contre leur constipation.Aujourd'hui la nicotine est devenue un médicament pour libérer du tabagisme en limitant les contacts avec d'autres substances toxiques. Il est d'ailleurs intéressant de voir la collusion entre industrie du tabac et laboratoires pharmaceutiques, tantôt pour retarder l'usage de nicotine simple, tantôt pour la promouvoir en réduisant ainsi les risques d'un tabagisme puisqu'elle permet de s'en libérer à volonté !En France, l'alcoolisme a reculé, au cours des dernières décennies, pour être au moins partiellement remplacé par des psychotropes, en particulier des benzodiazépines dont les Français sont de gros consommateurs. Il y a d'autres détournements d'authentiques médicaments vers d'authentiques toxicomanies.Inversement de véritables drogues parviennent au statut de médicaments. Après l'opium, le cannabis a été, il y a dix ou quinze ans, réclamé par des malades ou des médecins pour réduire nausées et vomissements liés à la chimiothérapie anticancéreuse et il est aujourd'hui considéré, chez les mêmes malades, comme efficace contre la douleur.Freud estimait que les drogues étaient nécessaires aux humains pour supporter leur existence autrement intenable. Il est bien d'autres drogues que cliniques. On estime que dans les pays développés la nourriture est à l'origine de la principale toxicomanie, avec une boulimie dont on voit les résultats sous forme d'enfants obèses, plus nombreux dans les milieux défavorisés. Pour d'autres il s'agit d'activités de tous genres : jeux de hasard, «fièvre acheteuse», sexualité ou plus ordinairement travail donnant des «workoholics». On ne peut pas dire pourtant qu'il faut supprimer la nourriture, les jeux, les activités sexuelles ou le travail.Il y a des drogues qui ne mènent pas loin, comme la caféine, la plus répandue dans beaucoup de pays et source de plaisir. Cependant la principale discrimination semble qualitative. On peut raisonnablement jouer aux échecs sans devenir fou comme le Joueur de Stefan Zweig. La plupart de nos contemporains mangent, pratiquent leur sexualité ou travaillent avec mesure, sans en devenir esclaves. On peut avoir un violon d'Ingres qui ne soit pas tyrannique, que l'on maîtrise. La prohibition n'a quasi jamais fait la preuve de son efficacité, elle peut même renforcer l'attrait d'un jeu interdit, comme chacun est tenté de repousser ses limites.Au Moyen Age, un Père de l'Eglise comparait le mensonge en médecine à l'hellébore : utilisé sans discernement, il était nuisible, tandis qu'il pouvait être salvateur si on l'employait avec mesure pour traiter certains malades ou certaines maladies. Pas plus que les silences, les paroles ne gagnent à être excessives.Ces paroles qui doivent être utilisées avec raison, avec mesure, font apparaître un autre facteur de distinction : la culture. Dans le monde contemporain de la médecine occidentale, le mensonge ne peut plus être qualifié comme «pieux» ou «charitable». Nietzsche avait déjà attiré l'attention sur «les vérités que l'on tait [qui] deviennent venimeuses». Comme un médicament, la parole a un métabolisme qui lui fait connaître différents avatars chez la personne qui l'a entendue un jour, le lendemain, plus tard. C'est ce que traduisait déjà Dante : «Si au premier goût ta parole est amère, elle dispensera, une fois digérée, un aliment de vie».Chaque personne a ses métabolismes singuliers, pour un médicament comme pour les paroles. Il faudrait connaître et apprendre une véritable pharmacologie des mots. Dans la relation singulière avec un patient, le médecin tâtonne souvent, loyalement, avec modestie et prudence. Comment dire compte plus que quoi dire.Adès J, Lejoyeux M. Encore plus. Jeu, sexe, travail, argent. Paris : Ed. O. Jacob, 2001.