On pourrait aisément, en une méchante trinité, caricaturer les positions défendues par ceux qui, de toutes leurs forces, s'opposent à la modification des génomes des organismes vivants : sacralisons l'ADN ; respectons ce que mère Nature, mariée à l'évolution, a offert aux hommes ; diabolisons ceux qui tentent de modifier à des fins mercantiles l'harmonie génétique existante. Mais que font ceux qui montent au front quand il s'agit de toucher aux patrimoines héréditaires du riz, du soja ou du maïs dès lors que les mêmes techniques sont employées avec succès à des fins sanitaires ? La question nous venait à l'esprit en apprenant la performance accomplie par un groupe de chercheurs français travaillant sous l'égide du CNRS qui grâce à une ingénierie génétique massive a réussi à créer ce que cet institut qualifie d'«usine vivante miniature aux performances inégalées.»Les spécialistes découvriront la performance dans le numéro de février du mensuel Nature Biotechnology. Résumons le propos : les auteurs ont réussi le tour de force de faire que Saccharomyces cerevisiae la célèbre levure du boulanger puisse, à partir de sucre et d'alcool, produire et synthétiser de l'hydrocortisone. «Cette donnée apparemment simple cache un processus complexe, le plus complexe qui ait jamais été reprogrammé dans une cellule vivante, précise-t-on auprès du CNRS. Ce tour de force a été réalisé en collaboration étroite, entre l'équipe de Denis Pompon, du Centre de génétique moléculaire du CNRS à Gif-sur-Yvette et la société Aventis, avec la participation d'autres partenaires, dans le cadre d'un projet de grande envergure débuté en 1992.» Le CNRS toujours, lyrique comme rarement : «C'est la plus grande et la plus complexe ingénierie génétique mise au point. Une seule cellule est capable de remplacer l'ensemble du processus industriel menant à la fabrication de l'hydrocortisone, une des principales hormones stéroïdiennes chez l'homme. Cette hormone d'un intérêt pharmaceutique majeur est produite à grande échelle (de l'ordre de plusieurs dizaines de tonnes par an), en particulier pour ses propriétés anti-inflammatoires, par un procédé actuellement coûteux et long. Les premières avancées dans la recherche d'une alternative avaient déjà été présentées en 1998, mais cette fois c'est bien l'intégralité de la chaîne de synthèse qui vient d'être réalisée avec succès dans la levure.»De fait, on ne peut pas ne pas saluer la performance technologique quand on sait que la production industrielle du cortisol ne nécessite actuellement pas moins de neuf étapes, parmi lesquelles une bioconversion. Cette complexité fait que la fabrication des molécules enzymatiques nécessaires à la bonne réalisation de l'ensemble de ces étapes a nécessité la manipulation d'une quinzaine de gènes. Neuf d'entre eux ont été introduits par les chercheurs dans la levure à partir d'autres organismes ; ils sont d'origine humaine, animale et végétale. «L'autre partie correspond à des gènes de la levure qui ont dû être modifiés pour maîtriser cet assemblage et assurer un fonctionnement cohérent avec les nouvelles molécules produites» expliquent les chercheurs. Une ingénierie génétique de cette ampleur est sans précédent et la performance d'autant plus grande que la levure, à la différence des bactéries, est un organisme unicellulaire assez évolué dont la domestication génétique n'a pas été sans mal.Au-delà de la prouesse technologique, cette première permet d'envisager des intérêts industriels, commerciaux et environnementaux indiscutables. La simplification du procédé devrait permettre du moins après son optimisation une forte réduction des coûts de production. En pratique, les choses peuvent être présentées simplement : l'«usine vivante» ainsi obtenue sera autonome : les levures recombinées seront mises en présence de leurs nourritures favorites sucre ou alcool dans un environnement parfaitement contrôlé et la molécule thérapeutique sera récoltée au terme des différentes étapes de sa synthèse. On s'éloigne ainsi de la chimie traditionnelle, lourde et polluante, de ces coûteuses synthèses héritées du XIXe et du XXe siècle ; la levure du boulanger génétiquement modifiée ouvre la voie à une nouvelle chimie d'ores et déjà qualifiée de «verte» plus respectueuse de l'environnement. D'autres stéroïdes pourraient dorénavant être produits par un procédé similaire, ainsi, pourquoi pas, que d'autres types de médicaments dont la synthèse était jusqu'alors trop complexe pour être abordée par les biotechnologies. Le CNRS applaudit ici le fruit d'une collaboration entre partenaires publics et industriels (Hoechst Marion Roussel puis Aventis) qui a duré onze ans et qui a traversé plusieurs fusions industrielles.Immanquablement, des voix tricolores s'élèvent déjà pour dire à quel point un tel résultat peut être le témoin de la place que peut prendre la France, grâce au soutien à une recherche publique développée, dans ce domaine hautement compétitif des biotechnologies. Pour notre part, nous aimerions, plus modestement et sans acrimonie aucune, savoir quelle lecture feront certains militants écologistes de cette nouvelle forme de domestication et de brevetabilité du vivant.