Les adolescents homosexuels de Suisse romande éprouvent d'importantes difficultés dans leur gestion du risque de contamination par le VIH. Cet article contient quelques résultats d'une étude qui entend mieux comprendre les enjeux de la consultation mettant en présence ces jeunes homosexuels et leurs soignants. Les données obtenues montrent un taux inquiétant de sujets rapportant des prises de risque en matière de VIH, alors même qu'une large majorité des enquêtés s'estiment bien informés à ce propos. Il apparaît en outre que la prévention en milieu médical reste souvent trop lacunaire, à l'exception de celle prenant pour cadre les centres de dépistage anonyme.
De nombreuses recherches relèvent l'importance des difficultés d'ordre psycho-social chez les jeunes homosexuels, en particulier au moment de la découverte de leur orientation sexuelle.1,2,3 A ces difficultés s'ajoute un risque élevé de contamination par le VIH ou d'autres maladies sexuellement transmissibles. Ainsi la prévalence du VIH est-elle toujours importante chez les homosexuels en Suisse, et aujourd'hui encore, une nouvelle infection sur deux est à mettre au compte de ces derniers.4 Malgré les efforts préventifs, on note qu'entre 24% et 47% des jeunes homosexuels interrogés par diverses études occidentales avouent avoir eu des rapports sexuels non protégés.5 Pour la Suisse, une étude récente6 met en évidence que 17% des jeunes homosexuels interrogés déclaraient des pratiques à risque en matière de VIH.
Cette même étude révèle que les parents, habituellement considérés comme le soutien premier de l'adolescent, sont généralement perçus comme étant les moins compréhensifs face à l'homosexualité de leurs enfants. Au vu de ce constat, on est en droit d'attendre une attention redoublée de la part du système de soins, entre autres et en particulier, s'agissant de la prévention VIH. Les résultats présentés ici apportent l'éclairage de jeunes homosexuels sur les interactions préventives en milieu médical, ainsi que celui d'un groupe témoin de jeunes hétérosexuels.
Tout porte à croire que cet éclairage est fortement conditionné par le sentiment des jeunes homosexuels d'être différents, par leur jeunesse avec la distance qu'elle implique vis-à-vis des soignants et par la thématique de la sexualité qui reste, quoique l'on dise, difficile à aborder en milieu médical. A l'évidence, la conjonction de ces trois facteurs multiplie la complexité de l'interaction jeunes homosexuels/soignants.
Trois hypothèses ont fondé cette recherche. La première d'entre elles pose que les jeunes homosexuels perçoivent les prestataires de santé comme des représentants d'un certain «ordre moral», une telle perception rendant le questionnement et l'affirmation d'une identité sexuée et, a fortiori homosexuelle, problématique dans le cadre de la consultation médicale. La deuxième hypothèse met en avant la crainte des jeunes homosexuels d'un relâchement de la confidentialité de la part des prestataires de santé, susceptibles d'être perçus comme trop proches de l'entourage tant familial que scolaire, ce qui les conduit à dissimuler le motif implicite de certaines consultations ou à renoncer à ces dernières. La troisième hypothèse admet que la jeunesse, l'orientation sexuelle minoritaire et les éventuelles pratiques sexuelles à risque, ressenties comme des distances sociales séparant le jeune homosexuel des prestataires de santé, sont autant d'obstacles à la communication.
Ces hypothèses ont fait l'objet d'une vérification auprès de trente et un jeunes homosexuels (population cible) et de onze hétérosexuels (population témoin) tous âgés de 16 à 20 ans et de profil comparable tant au plan du lieu de résidence et de l'appartenance socio-professionnelle qu'à celui de l'origine familiale.
Les données ont été produites au travers d'entretiens semi-directifs7 individuels sondant différents aspects de la problématique (coming out, prises de risque VIH, connaissances préventives, fréquentation du système de soins, perception de celui-ci et de la qualité du message médico-préventif, etc.). Ces données ont été soumises à diverses analyses dont celles dites de contenu8 et de discours.9
Risques rapportés
Signe évident d'une carence dans le domaine de la prévention sida, nos données relatives aux prises de risque sont très préoccupantes. Ainsi plus du tiers des homosexuels qui ont déjà eu des relations sexuelles (n = 30) disent ne pas s'être protégés une fois au moins depuis le début de leur activité sexuelle, pourtant en général relativement récent puisque l'âge moyen du collectif avoisine 18 ans (tableau 1). Le même constat est opéré chez les jeunes hétérosexuels : parmi les neuf d'entre eux qui sont sexuellement actifs, trois reconnaissent avoir pris un risque VIH.
En considérant le discours des treize homosexuels et trois hétérosexuels qui disent avoir pris un risque, on s'aperçoit que tous ou presque disent avoir eu connaissance, au moment des faits, des dangers induits par leurs pratiques. Seuls deux enquêtés homosexuels affirment que c'est par ignorance des règles à suivre qu'ils ne se protégeaient pas. Ces règles connues, ils n'ont cependant pas modifié leurs comportements, au moins dans un premier temps.
Les raisons avancées pour expliquer ces prises de risque sont très diverses. En effet, elles relèvent de la confiance excessive envers le/la partenaire, d'un sentiment amoureux empêchant visiblement tout questionnement, de l'incapacité à imposer à l'autre le safer sex, voire du désir avoué de relations sexuelles non protégées.
Invités à apprécier leur niveau de connaissances des risques de transmission du VIH, tous les hétérosexuels et 74% des homosexuels pensent être suffisamment renseignés. Seuls six homosexuels disent avoir des lacunes à ce sujet ou en avoir eues alors qu'ils étaient déjà sexuellement actifs.
Ces résultats méritent d'être mis en contraste avec ceux issus d'un contrôle exercé par le biais d'une question ouverte ainsi libellée : «Pour toi/ vous, qu'est-ce qu'une pratique à risque pour le sida ?». En effet, la comparaison entre les réponses à cette question et les règles de safer sex édictées par l'Aide suisse contre le sida (usage du préservatif en cas de pénétration ; pas de sperme ni de sang menstruel dans la bouche) suggère que le niveau de connaissances effectif des interviewés est en particulier chez les hétérosexuels considérablement inférieur à leurs propres estimations. Ainsi, parmi les hétérosexuels, seuls deux d'entre eux font mention des risques relatifs aux rapports bucco-génitaux, constat particulièrement alarmant. On ne trouve par ailleurs que quatorze homosexuels (45%) qui évoquent spontanément les risques liés à la fellation.
La situation est moins préoccupante s'agissant des dangers liés à la pénétration. A une exception près, les interviewés semblent connaître la nécessité de se protéger au moyen d'un préservatif. Seul un hétérosexuel paraît insuffisamment renseigné sur ce point, puisqu'il n'évoque la nécessité de se protéger que lors du premier rapport sexuel.
De toute évidence, les consultations durant lesquelles un test de dépistage du VIH est effectué devraient constituer un lieu privilégié pour prévenir du sida. A cet égard, un peu moins de la moitié des membres de chacun des deux groupes (45%) dit avoir passé un ou plusieurs tests VIH avant de se présenter à nos entretiens de recherche. Quatorze des dix-neuf personnes testées rapportent spontanément avoir parlé du sida et de sa prévention avec le soignant chargé du test. Il est à noter cependant qu'il s'agit en majorité de sujets ayant consulté dans des centres de dépistage anonyme. En contraste, ceux de nos enquêtés qui affirment avoir été testés dans d'autres cadres ont été moins chanceux en la matière : quatre d'entre eux ne rapportent, en effet, aucun échange sur le sida lors de la passation du test. Il semble donc que le personnel infirmier des centres de dépistage anonyme mette davantage à profit la passation du test pour transmettre des informations préventives que les autres soignants.
Evoquant les consultations qui n'étaient pas consacrées au dépistage du VIH, seul un tiers des interviewés treize homosexuels, un hétérosexuel relatent des échanges avec leurs soignants sur le VIH/sida. Il faut mentionner que, parmi les vingt-huit sujets restant, vingt-deux (treize homosexuels et neuf hétérosexuels) font état de consultations régulières auprès d'un ou de plusieurs soignants. Ainsi trop de rencontres entre jeunes et prestataires de soins ne sont pas mises à profit pour la transmission d'informations préventives.
La proportion comparativement élevée d'homosexuels (treize versus un hétérosexuel) parmi les jeunes qui ont parlé du sida avec leurs soignants mérite réflexion. En effet, chez plus de la moitié des interviewés homosexuels ayant été prévenus du sida en milieu médical indépendamment d'un test de dépistage, les soignants (quatre médecins traitants, deux dermatologues et un psychothérapeute) savaient que leur patient était homosexuel. La propension accrue des soignants à aborder la question du sida avec les jeunes homosexuels pourrait donc s'expliquer en grande partie par la connaissance effective qu'avaient ces soignants de l'orientation sexuelle de leur patient. A noter que selon leurs récits, les enquêtés n'initient jamais ce thème. Adéquatement, et sans que l'on puisse préjuger de la nature de leurs motivations, il semble que les soignants se sentent particulièrement appelés à faire de la prévention du sida auprès de leurs jeunes patients qu'ils savent homosexuels. Seul un sujet, relatant par ailleurs de multiples prises de risque, rapporte que son pédiatre ne lui a jamais parlé du sida, alors même que ce dernier était au courant de son orientation sexuelle.
Parmi les dix homosexuels qui ont parlé de leur attirance sexuelle à leur psychologue ou psychiatre, un seul dit avoir reçu des informations sur le sida par ce dernier. On peut dès lors se demander si ces soignants n'auraient pas à s'impliquer davantage dans la prévention. Nous sommes toutefois pleinement conscients que le cadre psychothérapeutique ne se prête pas forcément à ce type d'intervention. Cependant, le jeune âge de ces patients, les dangers réels qu'ils courent et la nécessité d'offrir une prévention adaptée aux difficultés individuelles des sujets qui consultent devraient inciter ces psychothérapeutes à s'engager dans un travail dépassant la dispensation des «conseils standards» de prévention.
Pour conclure, la révélation par les jeunes patients de leur homosexualité semble inciter les somaticiens à une prévention sida plus systématique. Ce constat semble aussi bien traduire une négligence préventive auprès des jeunes hétérosexuels qu'une sollicitude spécifique pour un groupe qui est objectivement particulièrement menacé. On relèvera que le simple fait que les soignants parlent du sida à leurs jeunes patients ne présage en rien de la qualité des messages préventifs transmis. En s'intéressant dans le détail à ce que nous disent les interviewés concernant les interactions préventives, force est de constater que bon nombre d'entre eux se plaignent de la qualité des informations fournies ou rapportent des échanges dramatiquement lacunaires. A preuve l'extrait ci-dessous, contient, nous semble-t-il, des indices suggérant que les informations apportées par ce soignant sont entachées d'imprécisions au point de manquer leur objectif :
Enquêteur (E) : Il t'a dit quelque chose ? Il t'a dit quoi, tu te rappelles ?
Interviewé (I) : Protégez-vous !
E : C'est tout ?
I : Il a dit qu'il fallait faire attention quoi, c'est tout.