Pour point de départ de notre réflexion, prenons les thèses de ces deux philosophes pré-socratiques que sont Parménide et Héraclite.
Le premier nous incite à nous référer essentiellement à l'immuable, à tout ce qui semble ne pas subir de modification, à ce qui tend à rester identique ; il nous met en garde contre le changement et la transformation.
Le second, lui, adopte une position diamétralement opposée et préconise de compter d'abord et surtout avec le changement, même si cela ne nous permet pas toujours de prévoir raisonnablement l'avenir, même si les modifications apportées par le temps ne s'inscrivent pas toujours comme la conséquence logique des prémisses et des conditions initiales.
Ainsi, quand nous sommes à la recherche d'un diagnostic, nous n'échappons pas au besoin d'établir des contours qui puissent donner une cohérence durable à un ensemble de symptômes. En somme, le diagnostic devrait pouvoir contenir en soi le pronostic ou, mieux, l'état du patient tel qu'il se présente à nos yeux au moment où nous établissons le diagnostic, devrait déjà nous informer sur les chances de guérison et sur les transformations possibles ou impossibles d'une pathologie dont on croit connaître et pouvoir prévoir le développement.
Néanmoins, le diagnostic se réfère en général à une structure assez anonyme, dans laquelle l'identité du patient se trouve noyée, tandis que le pronostic prend en compte beaucoup d'aspects aléatoires de l'existence, susceptibles de renverser les prévisions et de nous surprendre. Nous nous trouvons ici devant l'éternelle confrontation entre données génétiques, héréditaires et constitutionnelles, et données épigénétiques liées aux événements et à l'incertitude qui caractérise le futur. Poussant les choses encore plus loin, on pourrait même voir là une confrontation entre un déterminisme outrancier, pour lequel tout serait prévu d'avance, où la dotation vitale établie pour chacun à la naissance ne laisserait pas place à des variations successives trop marquantes, et une sorte de libre arbitre, étayé peut-être par plusieurs couches de notre organisme, allant de la mise en route de motivations complexes et conscientes jusqu'à des «décisions» cellulaires comme celle de se révolter contre l'apoptose, engendrant ainsi des cellules cancéreuses immortelles.
En outre, si dans bien des cas la phylogenèse peut conditionner l'ontogenèse, il n'est pas exclu que l'ontogenèse, à son tour, ne vienne contrecarrer la phylogenèse en donnant lieu à des variations individuelles qui expliqueraient, par exemple, des guérisons inattendues, une résistance imprévue à certaines maladies contagieuses, des transformations énigmatiques de la symptomatologie, ou encore la longévité.
Alors que Chronos, en ne changeant jamais la direction de sa flèche, nous rappelle jour après jour que nous vieillissons et que nous devons mourir, Kaïros, cet autre aspect de la perception temporelle dans la Grèce antique, nous donne continuellement la possibilité de développer notre propre personne.
Si à l'heure actuelle, pour décider d'un choix thérapeutique et ébaucher un éventuel pronostic, nous devons prendre en compte des études randomisées à grande échelle, nous ne devons pas oublier pour autant que bien des tableaux cliniques fondamentaux ont été élaborés sur un nombre de cas limités. Ce qui veut dire qu'en matière de diagnostic il est souvent nécessaire de faire abstraction de l'évolution possible de l'affection, car il faudrait sinon observer un trop grand nombre de cas. Autrement dit, si le diagnostic précis d'une maladie profiterait bien d'un clonage humain, en ce sens qu'il aurait ainsi affaire à des individus presque identiques, le fait que, au contraire, chaque individu cache un aspect essentiel unique et très personnel nous contraint à nous ouvrir à l'imprévisible et à la singularité.
Toujours est-il que pour poser un diagnostic nous devons nous baser sur l'objectivité des données que nos examens nous ont permis d'obtenir, tandis que dans la perspective du pronostic nous nous trouvons devant un certain degré de mystère et nous sommes contraints de prendre en compte d'inépuisables métamorphoses. Mystère et métamorphoses qui sont les deux corollaires de la subjectivité ; celle du patient, mais aussi la nôtre, à nous médecins. Dès lors, on ne peut plus se borner à parler de constats, d'observations répétées et de normes. Il faut leur ajouter les sensations, les émotions, les fantasmes, ainsi que la présence effective ou non chez le malade, du désir de guérir et de mieux gérer une santé retrouvée. Sans négliger non plus le désir du médecin qu'au-delà de la réalisation des prévisions, la guérison s'insère dans l'histoire de vie des deux protagonistes, le médecin et son patient, comme une expérience partagée et riche d'enseignement et d'espoir.