Chaque jour, dit-on, plus de dix milliards de messages électroniques voguent dans cet espace invisible que nous avons dénommé la Toile, référence faite, peut-être au désert ou à l'araignée. Mais qui, parmi la foule croissante des internautes, connaît l'origine exacte de cet étrange déhanchement du pouce et de l'index comment font les gauchers ? qu'il faut faire pour atteindre oui, là, en haut à droite le @ sésame de la virtualité. Nous avons effleuré (Médecine et Hygiène du 29 janvier et du 5 février) les mystères qui entourent l'émergence du vocable arobase et de ce a qui n'en est plus un. Emergence du haut Moyen Age et moines copistes pressés devant l'ampleur de leur ouvrage ? Fond de tiroir des enluminures en plomb qui suivirent ? Influences marchandes ibériques que l'on retrouverait sur le sol américain ? On se plaît à croire que tout cela est bien vrai, qu'@ est à sa manière un trait d'union entre le monde latin et des lendemains que l'on aimerait chantant si notre présent ne nous poussait, ici, à allegro plutôt moderato.
Mais revenons à notre histoire. Donc @ apparaît un jour sur les claviers des machines à écrire naissantes. Comment les premiers écrivains qui troquèrent la plume pour le clavier perçurent-ils une telle touche ? La remarquèrent-ils seulement, cette étrangeté ? Pourquoi était-elle là, d'ailleurs et qui nous le dira ? @ bien tempéré sur les claviers des machines à écrire mais pas sur ceux des premiers ordinateurs qui nous sommes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ne sont d'ailleurs pas programmés au clavier. C'était l'époque où quelques rares militaires et civils apprenaient à «parler» à ces étranges machines qui, un demi-siècle plus tard, battraient aux échecs les meilleurs d'entre nous.
Puis les ordinateurs se banalisèrent, entrèrent dans les entreprises. On les dota de claviers équivalents à ceux dont le peuple des secrétaires et des employés de bureau avaient appris à se servir. Venu du fond des âges, @ était là, bien peu fringuant, bien modeste, bien oublié, et pourtant prêt pour envahir un autre monde.
«Dans l'écriture des programmes se mêlent des mots destinés à être reconnus par les seuls êtres humains (des noms propres, des textes purs) et d'autres qui doivent aussi avoir un sens pour la machine, les instructions, nous expliquent les férus experts de Communication & Virtual Environnements. Or, il peut arriver qu'un mot prête à confusion : somme par exemple peut être l'instruction d'addition, mais peut aussi avoir été entré pour désigner un département français, un petit sommeil réparateur, etc. Diverses solutions ont été élaborées pour éviter cette confusion, dont une consistant à faire précéder les instructions d'un caractère qu'un être humain normalement constitué n'aurait aucune chance d'utiliser. @ était justement disponible pour ça. Ne servant à rien, ne voulant rien dire, il était tout désigné pour jouer un rôle de garde-frontière entre l'humain et l'inhumain. @ avait la valeur de "à partir de moi commence le royaume de la machine".»
Ainsi donc, quelques décennies avant que l'on ne parle sérieusement du mariage entre l'inerte et le vivant, des épousailles de l'informatique et du génome, des nanotechnologies greffées dans l'intime humain, animal ou végétal, @ nous montrait le chemin de l'avenir possible. Petit @ dressé sur la frontière, petit coq sur ses ergots au bord du Styx. @ renaissant de ses cendres aussi.
C'est l'heure des trente glorieuses, l'époque des premières revues de micro-informatique qui, en langue française, commencent à parler de l'«arobas », de l'«arobe», de l'«arobasque». Les experts nous rappellent que le clavier de l'Apple 2 ne comprenait pas ce caractère sur ses touches et qu'il n'était accessible que par une manipulation. Ils nous disent aussi qu'il a été un temps inclus à la première place en haut à gauche, juste avant notre «a». Ils nous disent enfin que le clavier de l'IBM PC mettra @ à sa place standard, «juste au-dessus du 2 en version QWERTY, et dans la version AZERTY française à côté du à, sous 0.»
C'est toujours vrai comme peut en témoigner celui qui à l'écoute du psaume BWW 1083 écrit ces lignes. @ est bien là sur ce Toshiba Satellite à droite de «à» et de «)», à gauche de «^» et de «ç», sous «0», surplombant «O» et «P». @ sagement rangé dans la famille des signes qui nous aident à nous parler, à nous comprendre, @ que nous utiliserons tout à l'heure pour que ces lignes, en quelques millisecondes, quittent la douce Touraine pour gagner la Suisse et les riches coffres-forts à mots de Médecine et Hygiène. Mais, précisément, comment en est-on arrivé à cet usage ? C'était il y a trente ans, déjà. Nous le découvrirons la semaine prochaine.
(A suivre)