Qui aujourd'hui aurait encore la force, le courage ou l'immodestie de parler du Mont-Saint-Michel, d'écrire sur lui ? Ni la chrétienté de notre temps ni la laïcité francophone ne s'intéressent à ce lieu autrement que du point de vue touristique. Désacra-lisé ou presque, l'endroit attire des foules qui, en nombre, dépassent sans aucun doute les vagues des pèlerins de jadis. Trois millions de personnes ont, l'an dernier, jeté un il sur ce que l'acharnement humain parvint, en un millénaire, à bâtir au nom du sacré. Trois cent mille à la fin des années 1960 ; dix fois plus aujourd'hui. Pourquoi ?
En cette fin d'hiver 2003, aux confins de la Bretagne et de la Normandie (mais attention nous sommes bien ici en terres normandes, département de la Manche) ; face à ces côtes anglaises que l'on ne perçoit pas mais qui demeurent amicalement antipathiques ; dans une lumière indicible et un froid d'éternité, le mont sanctuaire est bien là. Près de dix siècles de foi et de commerce, de bravoures architecturales soutenues autant par le pouvoir royal que par l'âcre force qui entend monter plus près, toujours plus près de son Dieu ; un Dieu que l'on pressent amour mais qui, ici, se fond dans la lumière. Beaucoup a été dit sur cette émergence granitique de la baie ; sur le sommet de cette pyramide de quatre-vingt mètres carrés qui soutient aujourd'hui quelques dizaines de milliers de tonnes de blocs granitiques venus par mer des îles Chausey dressés vers l'incandescence, à la verticale des marées et des solitudes humaines.
La trinité chrétienne renvoie toujours via l'architecture et l'ordonnancement des parties de l'ensemble aux trois fractions de la société moyenâgeuse ; celle qui assembla l'édifice et qui vint en d'infinis pèlerinages se laver de ses fautes en traversant ce bras de mer avant d'atteindre le Mont et de s'élever progressivement vers son sommet, la nef, l'autel, la blancheur de l'archange et la promesse du paradis.
Et aujourd'hui ? Au bout de la digue construite il y a un siècle, les foules rangent les automobiles sur un espace bétonné (quatre euros la journée) avant de thromboser dans la venelle montante. Certains osent le sommet et la visite complète ; beaucoup renoncent ; tous filment avant de dire, sur leur téléphone portable, où ils sont, à quel point «c'est beau» et où ils seront demain. Des groupes toujours souriants venus du lointain Orient se précipitent, scotchent le reflet de l'archange-paratonnerre sur leurs pellicules et, trépidants, repartent vers d'autres sites européens. Qui les pousse ? Qui les attire ? Quel magnétisme ? Quel alliage post-moderne de commerce touristique et de reliquat de sacré ?
Et pourquoi cette insolente beauté impose-t-elle de ramener à tout prix un fragment de l'endroit ? Jadis les pèlerins achetaient des insignes à l'effigie de Saint-Michel ainsi que des ampoules de plomb qu'ils emplissaient du sable de la grève ; l'image et le stigmate minéral du temps qui passe. Aujourd'hui, c'est de nourriture dont il est question ; et de la Mère Poulard. Née Annette Boutiaut en 1851 à Nevers, femme de chambre de son état, elle accompagne un élève de Viollet-le-Duc, architecte des monuments historiques chargé de la restauration de l'abbaye. Annette rencontre là Victor Poulard, l'un des fils du boulanger du lieu. Séduction à coup sûr, fiançailles sans doute et mariage à l'ombre du Mont ; en 1888, le couple prend en gérance l'hôtel-restaurant de Saint-Michel Tête d'Or, à gauche au début de la Grande-Rue.
Annette Poulard, Dieu seul sait pourquoi, invente une omelette sans équivalent qui portera bientôt son nom et dont la réputation mondiale sera assurée par les pèlerins et les foules grossissantes de touristes. Le restaurant de la Mère Poulard est toujours là, les omelettes (succulentes) aussi ; la cheminée flambe ; les murs sont couverts des témoignages des multiples célébrités de tout poil qui sont venues pour communier ; on bat les ufs en cadence et pour un peu on s'assoupirait dans une bienheureuse fin de XIXe siècle.
Réveillons-nous, tout cela n'est que décor ; le Mont-Saint-Michel n'a pas échappé à la marchandisation du temps qui voit une Mère Poulard devenue tentaculaire. L'édition du jour de Ouest-France nous le dit, précisant que le «groupe Poulard» emploie aujourd'hui 1200 personnes en France ; biscuits au beurre salé, kit «ufs en plein air», quinze établissements hôteliers, dix sites de production couvrant toutes les régions de l'Hexagone, présence croissante dans les gondoles de la grande distribution. L'ensemble est dirigé par Eric Vannier, seul actionnaire, qui fut longtemps maire du Mont et conseiller régional de Basse-Normandie.
Dans quelques mois de gigantesques travaux vont commencer pour lutter contre l'ensablement progressif du rocher ; 135 millions d'euros pour tenter de faire que le Mont retrouve sa situation insulaire. Né des songes d'Aubert, évêque d'Avranches, entre mer et ciel, l'archange Michel, chevalier et connétable des milices célestes n'en finit pas de vaincre ce Diable qu'il foule à ses pieds.