Résumé
Faut-il nous battre, nous, les médecins, pour survivre dans le système de santé qui se dessine ? Mais comment, à quel niveau, en y mettant quel type d'énergie ?La médecine-organisation résulte d'un rapport de force où les médecins ont longtemps tenu sans trop s'en apercevoir les choses en main. Mais leur pouvoir est de plus en plus ténu, menacé. Peut-être faudrait-il donc le renforcer, parce que la force prend du pouvoir, si l'on peut dire, ces temps. Jusqu'où aller, cependant ? Devons-nous investir dans un autre type d'engagement intellectuel et moral que celui de «soigner ou soulager» ? Impossible, d'un côté : les buts de la médecine sont clairement en faveur de la personne humaine, de la collaboration, de la liberté, de la solidarité. Certes. Mais d'un autre côté, si les médecins ne survivent pas, faute de s'imposer un peu dans l'existence, une vision médicale simplifiée, régressive, ne pourrait-elle pas succéder la leur, simplement parce que ses promoteurs n'ont pas peur d'utiliser la force ?Il y a la tentation de reprendre à notre compte l'attitude des Etats-Unis, de promouvoir ce qui est bon pour nous et de penser que nous savons mieux que les autres ce qui est bon pour eux. Cette tentation, nous ne la suivrons pas. Nous ne visons rien d'autre qu'une médecine ouverte, démocratique, redonnant à chacun ses potentialités. Nous ne défendons rien d'autre qu'une certaine idée de la diversité humaine, de la valeur des trajectoires de vie, du respect de la souffrance, de la différence individuelle. Mais comment permettre à cela de continuer ? Nous aimerions protéger un système imparfait mais garant de liberté et, quoi qu'on en dise, en phase avec la société, de l'amateurisme triomphant des assureurs et du fondamentalisme mal éclairé des partis politiques. Comment le faire sans arrogance, avec générosité et ouverture d'esprit ?...«L'Amérique a fait de la recherche une machine de guerre» titrait le Monde du 19 mars. Pour préciser que les Etats-Unis ont prévu de consacrer un budget fédéral de 122 milliards de dollars au secteur «recherche et développement», dont près de la moitié devrait concerner le secteur militaire (en plus, donc, du budget militaire classique). Mais l'autre moitié, celle qui concerne la science «libre», n'est pas non plus dénuée d'arrière-pensées de puissance. Il s'agit de «contrôler» de nouveaux domaines «stratégiques» et d'attirer l'élite des chercheurs étrangers, expliquent les analystes.Que signifie domaines stratégiques, au sens américain ? En résumé, ce sont ceux liés au pouvoir, à l'économie, à la société du futur. On y trouve une grande partie de la technologie, y compris bien sûr la biotechnologie, mais aussi certains aspects de la recherche fondamentale, ou encore les sciences cognitives. Le lien de tout cela : la maîtrise des humains, de la société, du fonctionnement des cerveaux. Maîtrise et pouvoir davantage que construction d'une humanité heureuse et viable à long terme....La recherche, une des plus belles aventures humaines, devient donc, comme l'économie, un exemple d'une sorte de mystification qui touche l'intelligence collective. Ce qui frappe, en effet, c'est non seulement l'absence de méta-réflexion, de vision du complexe, mais aussi la propagande qui s'installe. Mais aussi sur la prise de pouvoir de la compétition sur la collaboration. Il faut suivre, courir, aller aussi vite, et si possible plus vite que les autres. Etre à la pointe : plus rien d'autre ne fait sens. Le monde reste ce qu'il est depuis toujours : darwinien. Soit se battre et dominer, soit disparaître.Quelle tristesse, déjà, le fait que l'immense investissement consacré à la recherche militaire pourrait, utilisé autrement, faire progresser la médecine, permettre de mieux nourrir la planète, améliorer mille aspects de la vie, nous envoyer dans l'espace, préparer un développement durable, nous faire rêver. Mais non : il sert à améliorer les technologies de mort, de destruction, de domination. Après une courte période de mieux, nous retournons à nos vieux démons. 50% de l'effort public de recherche de la plus grande économie mondiale consacrés aux technologies de guerre : l'humanité n'a pas progressé d'un iota. Depuis probablement le paléolithique, le pourcentage a été de cet ordre....Pas mieux qu'à une quelconque époque de l'histoire, nous ne savons gérer les cercles vicieux de haine et de représailles tels que celui qui s'amplifie sous nos yeux entre l'Occident et le monde musulman. Comme depuis des millénaires, les chefs identifient leur volonté avec celle de Dieu. Comme toujours, le sacré est mis au service de la violence. Mais le fond de la crise, lui, est nouveau. Si, comme l'écrit Edgar Morin, «la guerre, fille de l'histoire et mère de l'histoire, est arrivée au point fatal où elle risque de faire chavirer l'histoire», ce n'est pas seulement dû à l'augmentation fulgurante de la puissance de destruction des armées modernes, mais aussi au fait que l'homme lui-même, y compris son esprit, se trouve artificialisé, simplifié, contrôlé par la puissance technologique. La guerre se mène désormais dans les esprits autant que sur le terrain, à travers des médias de mieux en mieux maîtrisés et mis au service de la volonté de pouvoir. La technologie n'a pas besoin de nous détruire pour nous faire ressembler à des automates....Changer de façon de voir le monde : on pourrait résumer ainsi les remarquables interviews de scientifiques parmi les plus importants au monde, menées par Réda Benkirane sur la complexité en sciences.1 Presque tous les scientifiques interrogés se disent persuadés que nous vivons un tournant. Les sciences ne peuvent plus se prétendre autonomes, définitives, sans besoin des autres sciences, hors d'une perspective d'évolution. Si elles apparaissent complexes, ce n'est pas parce qu'elles ne sont pas assez étudiées, pas assez mathématisées ou expérimentées, comme on l'a longtemps cru. C'est qu'elles sont incertaines par nature. C'est que le monde lui-même est incertain. Comme le dit Morin, l'approche de la complexité constitue un appel à «la réinsertion de l'aventure de la connaissance au sein de l'aventure humaine». Autrement dit, il y a dans la science quelque chose de proche des phénomènes humains, frappés d'incomplétude, divers, imprévisibles. L'homme, cet étrange produit de l'univers capable de penser l'univers, est le complexe par excellence. Il ne s'appréhende que par l'ouverture et la collaboration....On entend, ces temps, ce discours, de la part de politiciens européens impressionnés par la puissance américaine : «Pas de démocratie forte sans armée forte. Pour continuer à jouer un rôle dans le futur, nous n'avons pas le choix, nous devons augmenter les budgets militaires» (sous-entendu : et diminuer les dépenses sociales). N'est-ce pas faire peu de cas de ce qu'est la complexité d'une démocratie ? N'est-ce pas mettre l'individu humain en position d'infériorité par rapport à la technologie ? Qu'est-ce que la course à l'armement, sinon la plus mortelle des tentations modernes, celle qui consiste à fuir la condition humaine dans le dépassement de l'homme par la machine ?1 Benkirane R. La complexité, vertiges et promesses. Dix-huit histoires de sciences. Paris : Le Pommier, 2003.