La grande Histoire, celle de nos angoisses et de nos malheurs collectifs, retiendra peut-être que ce fut le jeudi 27 mars 2003 que le Congrès des Etats-Unis d'Amérique montra à la face du monde que la laïcité ce beau, cet indispensable divorce né des Lumières n'avait pas droit de cité dans le pays que, parmi d'autres, La Fayette et la France aidèrent à faire naître. La petite histoire, celle des minutes de notre quotidien journalistique, observe pour l'heure, qu'il aura fallu un temps anormalement long pour que, de ce côté-ci de l'Atlantique, les beaux esprits osassent percuter.
En ce beau lundi tout de frais mauve vêtu qui précède les arêtes du 1er avril 2003, les belles plumes parisiennes donnent enfin de la voix. Sous le titre «Transes atlantiques» (rions un instant sous le parapluie nucléaire) l'acide et presque toujours talentueux Pierre Marcelle, chroniqueur du quotidien Libération, nous régale ; en compagnie de Flaubert et de son délicieux «Dictionnaire des idées reçues». Ecoutons-le, faute de le connaître.
«On était donc jeudi dans cet instant précis où l'essence même de ce qui fait cette guerre ("tonner contre") fut actée dans une résolution autrement efficace que celle des diplomates ("un diplomate est toujours fin et pénétrant") : la connerie touchant à des profondeurs abyssales, le Congrès américain vota ce jour-là, à l'écrasante majorité de 346 voix contre 49 et peu d'abstentions, le principe d'une journée "de jeûne et de prière (...) afin d'obtenir la protection de la divine providence ("Que deviendrions-nous sans elle ?") pour le peuple des Etats-Unis", en sa périlleuse expédition irakienne ("Voyage : doit être fait rapidement"). Devant ces danses de la pluie appelées à pallier les carences de la logistique et qui tiennent lieu de religion ("fait partie des bases de la société"), l'athée accablé ("un peuple d'athées ne saurait subsister") augure le pire. L'obscurantisme crasse de George W., néopape déclaré, écrase tout ; des manifestations, qui s'amaigrissent dans la conscience de leur inutilité, attestent que l'intelligence recule partout. L'Amérique ("l'exalter quand même, surtout quand on n'y a pas été") ne fut jamais si lointaine ; on conçoit mal que s'y réfugierait aujourd'hui un André Breton, dont demain se disperseront les collections du mythique 42, rue Fontaine ("Argent : cause de tout le mal. Auri sacra fames"). De ce côté-ci de l'Atlantique, les enchères de Drouot font ainsi à l'autre guerre un pauvre pendant symbolique : on ne résiste pas, ou peu, ou désespérément, ainsi que le feront demain, mardi 1er avril, quelques poètes ("synonyme noble de nigaud ; rêveur") qui se réuniront à midi au cimetière des Batignolles, sur la tombe du maître du surréalisme... Ils feront ça comme ça, pour l'amour de l'art ("A quoi ça sert, puisqu'on le remplace par la mécanique qui fait mieux et plus vite"). Leur protestation sera vaine, et n'entravera pas la marche des affaires. ("Sont dans la vie ce qu'il y a de plus important. Tout est là").»
Merci Flaubert et Marcelle ; tout est là, vraiment. Et tant d'autres et belles choses. Fallait-il faire le parallèle entre la guerre et les trop riches mânes de Breton ? Sans doute, et ce même si le procédé heurte. Car comment parler de notre époque sans, en abyme, parler de l'imbécillité, la belle, la grosse, l'énorme et insupportable bêtise crasse ? On observera d'ailleurs que la quête de référence est salement contagieuse. Ainsi Philippe Sollers dans son dernier «Journal du mois» du Journal du Dimanche (daté du 30 mars) ; reprenant l'argumentaire de Flaubert, il nous annonce : «C'est dit : je me mets à un Nouveau dictionnaire des idées reçues.» Mon Dieu !
La guerre, Dieu ; on ne parle plus que de cela. André Fontaine, dans Le Monde, ce journal qu'il dirigea : «Les politiciens américains agissent souvent comme si le fait de ne pas être d'accord avec eux était dû à une ignorance qu'il faudrait vaincre par des séances d'information intensive et des réitérations insistantes. Ils sont moins enclins à se demander si le point de vue opposé n'est pas justifié qu'à le submerger sous des flots d'émissaires, officiels et semi-officiels.» Cette constatation n'est pas due à un maniaque de l'antiaméricanisme mais à Henry Kissinger soi-même, dans son livre sur «Les Malentendus transatlantiques», dont la traduction française a paru, il y a près de quarante ans, chez Denoël. Le moins qu'on puisse dire est que les choses n'ont guère changé depuis que les Etats-Unis sont devenus, ce qui ne les pousse évidemment pas à la modestie, la seule superpuissance.
«Gesta Dei per Francos», «Dieu agit par les Francs», proclamaient nos ancêtres, et le «Gott mit uns» de leurs plaques de ceinturon garantissait aux soldats allemands que le Tout-Puissant était avec eux. C'est au tour de Bush Jr, bien que les Eglises américaines soient loin de l'y encourager, de se considérer comme le bras du Seigneur. Il est allé jusqu'à soutenir, devant les cadets de West Point, en juin dernier, que la possession par les Etats-Unis d'une puissance militaire, «allant au-delà des défis qu'elle peut rencontrer, rend sans objet les déstabilisantes courses aux armements du passé, limitant les rivalités au commerce et à d'autres recherches de la paix». Ce que résume le dernier-né des brillants penseurs de son équipe, Robert Kagan, en disant aimablement qu'il appartient aux Américains de faire la cuisine et aux Européens la vaisselle.»
Faut-il dire, ici, que le plaisir qu'il y a à donner à table inclut la cuisine et la vaisselle qui, toujours, l'accompagne ? Flaubert, sur Hippocrate : «On doit toujours le citer en latin parce qu'il écrivait en grec.»
Flaubert, au rayon guerre ne nous dit rien ; il ne dit rien non plus de Sollers. «Sollers» ? : «Attendre».