Résumé
Donc, si l'on résume la situation, le monde ne va pas très bien, les traités de coopération, quels qu'ils soient, sont mis à mal, la tendance est au détricotage de l'ensemble des dispositifs de solidarité internationale, de coopération, de modération de la puissance des forts par des accords en faveur des faibles. Les droits de l'homme n'ont plus la cote, des prisonniers s'entassent sur une île des Caraïbes sans aucun statut (sont-ils des hommes ou des choses ?), on s'apprête à instaurer un protectorat sur un pays «libéré» en mettant la main sur tous ses rouages, histoire d'en pomper la richesse et peut-être d'en convertir les esprits.Une nouvelle théorie s'installe, celle de la guerre préventive, qu'il faut mener en faveur du Bien. Finie l'ère de la concertation, imposer la légitimité devient une légitimité en soi. Nous sommes entrés, estime la grande puissance du moment, dans un nouveau monde, aux règles renouvelées, où l'unilatéralisme doit l'emporter sur les interminables palabres d'une organisation où les Nations se prétendent «unies». Les mots virevoltent, le discours se fait vertueux, on parle de «guerre humanitaire». Qu'importe qu'elles soient mal définies, en partie non prouvées, les raisons de la guerre se fabriquent désormais avec l'arme la plus «intelligente» du moment, la propagande.Par calcul, par pudeur, ou pour protéger la vie tranquille du monde des forts, les médias évitent de dévoiler «les horreurs de la guerre». Les journalistes «libres» dorment dans le «lit des soldats», recyclant l'épouvante en reality show, montant de pseudo-directs sur la face rose de la guerre donc, sur tout sauf sur la guerre mélangeant le réel et le virtuel, le vrai et le manipulé, les intentions de paix et la volonté de tuer.Le but moral eh oui, on est en pleine morale : il ne faut pas se fier aux apparences de monstruosité technologique est d'entraîner une prolifération démocratique, d'organiser une infection de liberté. Mais comment semer de la démocratie alors que ce qui la fonde s'éteint chez ceux qui voudraient l'imposer aux autres ? Comment, en faisant valoir la force et rien qu'elle, prétendre exporter ailleurs dans le monde une société fondée sur le respect des minorités, la possibilité de survie et la liberté d'expression pour les différentes façons d'exister et de penser ?...Projection du film de Philip Brooks «Chronique d'une mort annoncée», la semaine passée, à Genève, à l'occasion du premier festival international du film sur les Droits de l'homme. Vingt ans de l'histoire du sida en une heure. Prises de conscience, échecs, régressions, retournements de situation, héroïsmes et lâchetés de toutes sortes. Ce foutu virus a eu le mérite de révéler les sociétés à elles-mêmes, de leur montrer leurs failles et leurs ressources. Quel chemin parcouru depuis l'obscurantisme du début des années 80 ! Oui, mais avons-nous vraiment progressé ?Brooks met en scène la lente prise de conscience de la communauté mondiale, qui doit d'abord malmener les tabous, mettre à jour l'underground des sociétés, reconnaître l'homosexualité. Des témoignages expliquent le rôle crucial du «Global programme on Aids» de l'OMS, monté par Jonathan Mann et Daniel Tarantola, remarquable système de sensibilisation des opinions et des dirigeants. Mais rôle éphémère. En 1990, arrive Nakajima, terne nouveau directeur de l'OMS : le programme lui déplaît, trop original, trop efficace, il est stoppé. S'ensuit, de 1990 à 1996, une période étrange où le monde semble las du sida. La passion est ailleurs : on ne parle plus que d'Internet et de communication globale. On s'emballe pour les nouvelles technologies, on s'occupe à gonfler la bulle. Pendant ce temps, le sida progresse, s'infiltre dans les pays émergents. Arrive l'année 1996 : premières thérapies efficaces, enfin. Immédiatement, le monde riche lâche les amarres et quitte le territoire de la mort liée au sida. Les pauvres restent à quai. Même les groupements d'activistes occidentaux, désormais mués en sociétés de service, ne leur prêtent plus leur voix. La solidarité internationale n'était qu'un leurre....Là s'arrêtait le film. Suivait un débat sur l'accès aux médicaments. Ce qu'il y avait à dire était simple. Seuls les riches peuvent se traiter, la pandémie continue, 8000 morts par jour. Le prix des médicaments a baissé, un peu, dans le Tiers-Monde, mais la grande puissance mondiale du moment a mis son veto aux accords de Doha qui devaient permettre leur distribution aux pays pauvres à prix coûtant. Pour se couvrir d'un médiatique vernis compassionnel, les pays riches ont créé un Fonds international de solidarité. Quantité d'entre eux ont promis des sommes conséquentes. Mais l'argent n'a pas été versé, ou si peu. Quelques milliards de dollars, voyez-vous, pourraient mettre en péril l'économie mondiale elle en a tant besoin pour la guerre. L'argent n'est pas tout, certes. Il n'explique pas les immenses différences de taux d'infection entre l'Ouganda (qui a d'emblée pris l'épidémie au sérieux) et l'Afrique du Sud, dont les dirigeants ont choisi la voie de la négation scientifique et culturelle. Pour contenir le sida, il faut des médicaments accessibles, mais aussi un projet politique de santé publique impossible de prévenir une maladie niée et une culture de tolérance des malades discriminés ne pensent pas à se traiter : ils se cachent....Aucun doute que, de plus en plus, le monde se réorganise selon le jeu du pouvoir et de la technologie. De la même façon que les biotechnologies de pointe cherchent à transformer le code génétique, les technologies militaires visent maintenant à reformuler les règles du monde. Mais transformer, reformuler pour quoi faire ? La puissance devient telle, soudain, dans notre modernité, quand elle est soutenue par la technologie, qu'on ne peut plus ne pas s'intéresser à son intention....L'homme technologiquement supérieur peut gagner des guerres, s'imposer au monde comme jamais, mais pour imposer quoi ? S'en remettant à la force, il devient à lui-même une sorte d'étranger. On le sent bien, le néo-colonialisme du plus fort qui s'annonce ne peut se justifier qu'en quittant les valeurs démocratiques dont il se réclame.De même, grâce à la technologie médicamenteuse, l'homme moderne peut contenir la mort du sida. Mais que se passe-t-il, lorsqu'il refuse cette avancée aux «pauvres» ? N'est-ce pas la préfiguration de la prochaine cassure, immense, profonde et peut-être absolue que pourraient bien créer les progrès de la médecine et de la biologie, au sein de tous les pays, riches compris, entre ceux qui auront accès aux technologies de pointe et les autres ?Au pouvoir technologique, il est temps de répondre par des valeurs. Nous savons maintenant, écrit Valéry, que la civilisation est mortelle et que «l'abyme de l'histoire est assez grand pour tout le monde».