De l'essor de la recherche et de la production de médicaments à la mainmise des financiers*Dans les années 30 apparaissent les premiers médicaments antiparasitaires et anti-infectieux, suivis dans les années 40, des sulfamides et des antibiotiques. Ils révolutionnent littéralement la pratique médicale et le sort des malades. C'est l'époque où, soit à partir d'officines pharmaceutiques, soit à partir d'industries chimiques, de véritables compagnies pharmaceutiques commencent à voir le jour. Le cadre politique de ces innovations ? La politique coloniale, la mise en valeur d'un patrimoine aussi bien humain que matériel. Les problèmes médicaux sont envisagés comme des problèmes médico-économiques, mais contrairement à aujourd'hui, il y a un intérêt à produire des médicaments contre la maladie du sommeil ou le paludisme, parce qu'il en va des capacités d'expansion territoriale et qu'il s'agit, comme le disait Albert Sarrault, ministre français des colonies de l'époque, de «faire du noir
pour ne pas établir son empire sur un cimetière». La mise en valeur des terres coloniales passe par la mise en valeur des populations capables de travailler ces terres, d'où un intérêt économique qui a permis l'apparition d'un certain nombre de médicaments dont aujourd'hui encore, nous avons l'usage.1Avec la fin de l'ère coloniale, la donne change considérablement notamment parce que ce n'est plus la mise en valeur des terres mais l'augmentation des flux de commerce international qui domine.2 On assiste parallèlement à une évolution qui marque la composition, la nature même des compagnies pharmaceutiques. Issues d'officines et d'industries chimiques, elles étaient encore dirigées jusque dans les années 60-70, par des médecins et des pharmaciens. Entreprises familiales, ces laboratoires organisaient la recherche pharmaceutique en fonction des besoins médicaux et de la volonté assez largement affirmée d'y répondre avec un certain nombre de moyens dont des médicaments. Petit à petit, le secteur de la recherche et du développement pharmaceutique, au même titre que d'autres secteurs économiques comme la communication ou l'édition, ont été confiés à des financiers. Ils sont aujourd'hui animés par une pure logique d'actionnaires, c'est-à-dire de distribution immédiate de dividendes, de retour sur investissement. Cette logique a totalement envahi l'ensemble du comportement des grandes compagnies pharmaceutiques3 engendrant d'énormes conséquences pour les malades des régions les plus pauvres. Ne représentant pas une part de marché suffisamment intéressante, certaines maladies qui tuent chaque année des millions d'individus ne bénéficient aujourd'hui d'aucune recherche, sont délaissées par les entreprises pharmaceutiques et négligées par les gouvernements.La responsabilité des laboratoires et des gouvernementsPrenons le cas de la maladie du sommeil. Le traitement existe depuis les années 30, il est constitué de dérivés arsenicaux, médicaments dangereux mais dotés d'une certaine efficacité. Ils tuent un pourcentage non négligeable de malades, environ 10%, mais dans le cadre d'un calcul médical assez classique, on l'emploie puisque la maladie du sommeil tue à presque 100%. Avec le temps, des résistances sont apparues et aujourd'hui, ce médicament est impuissant pour à peu près un tiers des patients. Pourtant un médicament existe, l'éflornithine qui est un anticancéreux mais qui n'a pas trouvé de véritables débouchés dans le traitement des cancers. Ce médicament a, en revanche, des vertus thérapeutiques réelles, très importantes contre la maladie du sommeil. Moins toxique, plus actif, c'est exactement le médicament dont les médecins confrontés à cette épidémie terrifiante ont besoin. Mais le laboratoire qui avait développé ce médicament, Merell Dow, n'a pas cherché à le mettre réellement sur le marché parce qu'un «patient moyen» atteint de la maladie du sommeil a un pouvoir d'achat plutôt limité. Il n'y avait donc pas de marché solvable et le médicament a été abandonné. Sous l'impulsion de l'OMS et de MSF, la production a été reprise dans un dispositif complexe. MSF et l'OMS ont donné aux laboratoires qui acceptaient de reprendre la production de cette molécule, une garantie d'achat de l'intégralité de la production. Ainsi, le centre logistique de MSF à Bordeaux est devenu le principal, sinon le seul agent de distribution de l'éflornithine pour l'ensemble des pays du monde.Le paludisme met en évidence un autre aspect des maladies négligées, celle de la responsabilité des gouvernements. Cette épidémie touche environ 400 à 500 millions de personnes par an et fait environ 1 à 2 millions de morts chaque année. Des médicaments contre le paludisme existent car la recherche n'a jamais vraiment cessé dans ce domaine. Mais les gouvernements et en particulier un certain nombre de gouvernements africains imposent des molécules et en particulier la chloroquine, molécule mise au point en 1934 et aujourd'hui relativement inefficace contre l'essentiel des formes de paludisme, à tous les dispensaires publics, à toute la médecine gratuite mais également aux intervenants étrangers qui travaillent dans ces régions. La chloroquine fait en effet partie du protocole national d'un grand nombre de pays où le paludisme connaît sa prévalence la plus haute. Cette situation est tellement aberrante que l'on peut parler de sacrifice d'une population ou tout au moins, de sacrifice de soins à peu près décents.Autre défi mis en évidence cette fois, par le VIH/sida, celui de la propriété intellectuelle des brevets. Le droit de propriété intellectuelle est devenu le maître mot de l'industrie pharmaceutique. Source de royalties considérables qui permettent de relancer la recherche et de financer la recherche pharmaceutique, cette propriété intellectuelle a besoin d'être reconnue nous dit-on, car il en va de la capacité d'innovation des laboratoires. En gros, c'est l'argument qui a été constamment brandi pour empêcher les pays atteints par une épidémie aiguë de sida d'utiliser les clauses des accords de l'OMC4 qui leur auraient permis d'utiliser la situation d'urgence sanitaire pour produire, sous forme générique, des médicaments dont l'importance vitale n'échappe à personne, ni aux labos, ni aux gouvernements, ni encore moins aux malades. Mais il faut quand même préciser que les molécules développées pour lutter contre la maladie, depuis l'AZT jusqu'aux antiprotéases actuelles, ont été, pour une très grande partie d'entre elles, développées par la recherche publique et en particulier la recherche publique américaine et ensuite confiées pour leur développement, leur distribution et leur commercialisation à des laboratoires américains. Ainsi, lorsque les laboratoires nous expliquent que c'est la puissance d'innovation propre à l'industrie privée qui a permis d'apporter des solutions pas toujours satisfaisantes mais bien réelles à ce nouveau problème qu'était le sida, c'est une vérité très partielle. En réalité, c'est l'alliance entre le secteur public et le secteur privé qui a permis de telles innovations. Ce fait pose sous un nouveau jour la question de la propriété intellectuelle que les laboratoires brandissent toujours pour défendre leur capacité d'innovation. La responsabilité des organisations intergouvernementales et des organisations non gouvernementalesLes organisations intergouvernementales et les ONG sont, dans les questions de santé, des intervenants de plus en plus importants. Rappelons que les budgets de santé et les politiques de santé en général, sont les parents pauvres des politiques publiques dans une très grande partie des pays du tiers-monde. Mais ce que l'on sait moins ou qu'il faut dire, c'est que cette stratégie de pénurie, pour la qualifier de manière un peu caricaturale, a été longtemps encouragée par les organisations intergouvernementales. En 1978, à la conférence d'Alma Ata lors de l'assemblée générale de l'OMS, le programme «La santé pour tous en l'an 2000» faisait l'unanimité. Comment s'imaginait-on alors que l'on allait atteindre cet objectif de la santé pour tous à l'horizon 2000 ? Eh bien, essentiellement par la formation d'agents de santé villageois dont les connaissances étaient celles que l'on peut acquérir, lorsqu'on a quelques notions d'alphabet, en l'espace de deux à trois mois, c'est-à-dire rien, absolument rien. Il est impossible de former un agent sanitaire qui ait une quelconque possibilité de répondre avec pertinence à des problèmes de santé en l'espace de trois mois ; c'était une pure chimère, voire un gros mensonge et pour le reste, des bonnes paroles, un catéchisme préventif qui tenait lieu de dispositif de santé en général. Cette politique a été un formidable gaspillage, ratifié par les différentes agences intergouvernementales et les ONG.Aujourd'hui, le balancier, comme souvent dans les histoires institutionnelles, revient très loin dans l'autre sens et c'est la stratégie dite de recouvrement des coûts qui est devenue le maître mot d'un grand nombre d'organisations uvrant dans le domaine de la santé. Autant dans les années 70, on faisait dans le social, le lyrique, l'emphatique, autant maintenant, le romantisme semble avoir pris résidence dans le lexique des gestionnaires, puisqu'on parle de gestion rationnelle de l'offre de soins et que c'est le vocabulaire du management et de la finance qui a pris droit de cité dans le domaine des soins médicaux. Derrière tout ce vocabulaire vertueux, il y a une réalité brutale qui est : «tu es malade, tu paies ; tu n'as pas de sous, tu n'as pas de soins».Un système hypocrite, injuste et dangereuxLe système mis en place dans la seconde moitié du XXe siècle est un système hypocrite, injuste et dangereux.Hypocrite parce que cette logique du marché, cette vérité authentifiée par les chiffres est totalement fictive. Il n'y a pas de marché libre dans le domaine de la santé, il y a une interaction étroite et permanente entre le public et le privé. Dans de telles conditions, le privé ne peut pas simplement rappeler qu'il est privé quand ça l'arrange et oublier qu'il est aussi d'une certaine manière public lorsque ça le dérange. C'est un système injuste ensuite, car il rejette une partie croissante de la population mondiale à un statut de superflu, de population inutile, improductive, reléguée à l'arbitraire de la charité, au bon vouloir des ONG, aux caprices d'une fondation ou d'une institution internationale. La question de la justice, de l'égalité et même simplement de l'équité y est totalement abandonnée.C'est un système dangereux enfin, pour deux raisons. D'une part, parce qu'il n'existe pas de notion de sécurité sanitaire qui puisse être circonscrite à un territoire donné. Je rappelle que le premier office international d'hygiène est né de la grande épidémie de choléra qui est arrivée d'Europe de l'Est et qui a traversé la France dans les années 30 du XIXe siècle. On a rapidement compris à cette époque-là que les souverainetés politiques avaient bien peu de valeur devant la diffusion d'un germe comme celui du choléra et qu'une telle épidémie exigeait une réponse internationale. Il est évident que les épidémies ou les endémies contemporaines ressortissent de la même logique et que penser que l'on va confiner des épidémies à un territoire donné, est tout simplement stupide. Le VIH/sida est emblématique de cet état de fait. On a surabondamment utilisé dans le passé l'idée qu'en matière de coopération internationale, la générosité, c'était «nos intérêts bien compris». ça n'a pas été toujours le cas, ce n'est pas toujours vérifiable mais il me semble qu'en l'occurrence, c'est effectivement une question d'intérêts bien compris que d'être généreux dans ce domaine car c'est une question de sécurité globale. Dangereux, le système l'est également en raison de la financiarisation totale de l'économie et en particulier, de l'économie du médicament. Cette logique financière a pour conséquence concrète de favoriser une stratégie de marketing plutôt qu'une stratégie de soins, autrement dit, de favoriser des innovations pharmacologiques qui créent de nouvelles maladies qui n'en sont pas, qui sont juste des inventions marketing validées par une autorisation de mise sur le marché et qui fait que l'on a aujourd'hui des tas de nouveaux médicaments pour la «névrose sociale», la chute des cheveux, pour telle forme particulière de l'angine de poitrine ou de l'hypertension qui n'apporte rien par rapport à des traitements existants mais qui font comme si. Ces molécules ont une telle existence qu'on leur a déjà donné un nom, ce sont les «me too», les «moi aussi», sous-entendu moi aussi je veux ma part de marché, mon segment de malades.ConclusionUne partie croissante de la recherche théoriquement innovante, assurée par l'industrie pharmaceutique, est en train de dériver. Comment dans cette situation, réguler sa production et exiger une transparence dans ses coûts de fabrication ? C'est à nous, citoyens, chercheurs, pouvoirs publics d'en fixer les limites. C'est également aux gouvernements, y compris du tiers-monde, d'imposer des législations plus justes, plus contraignantes et même si on a vu que les pays du tiers-monde ne peuvent imposer de législations concernant l'OMC, ils peuvent néanmoins se regrouper pour faire pression et, sur leur propre territoire, être plus sensibles aux problèmes sociaux et médicaux des plus pauvres de leurs administrés. J'ajouterai qu'il est absolument certain que rien ne changera s'il n'existe pas une capacité contestataire, une capacité de mobilisation à la fois locale et globale contre cet état de fait. Cette capacité existe en réalité, on la voit vivre et s'exprimer. Mais il faut l'activer, contribuer à son dynamisme, éviter qu'elle ne se relâche car ce n'est que dans le cadre d'un rapport de forces, pacifique certes, mais un rapport de forces, qu'on arrivera à apaiser, diminuer ce qu'il faut bien appeler par son nom, c'est-à-dire une violence sociale injustifiable et intolérable.* Extrait de la conférence donnée le 6 février 2003 dans le cadre du Forum de l'Université «Santé/Droits de l'homme».1 La maladie qui a le plus bénéficié d'une recherche soutenue, c'est le paludisme jusqu'à la fin des années 70, en relation directe avec la guerre du Vietnam puisque les principales molécules qui sont encore utilisées aujourd'hui, ont été mises au point par les Américains pour traiter les boys au Vietnam. C'est l'institut Walter Reed qui est un institut militaire, qui est à l'origine de ces innovations.2 Ainsi, entre 1975 et 2000, sur 1400 médicaments dits innovants, treize seulement sont consacrés à des maladies tropicales. 3 Deux exemples qui illustrent ce genre de logique, lorsque le laboratoire Welcome annonce publiquement qu'il va mettre sur le marché le premier médicament actif contre le sida, il connaît une augmentation de sa cote boursière tout à fait considérable et immédiate. Lorsque quelques années plus tard, le laboratoire Merell Dow annonce l'arrêt de l'éflornithine, c'est-à-dire le seul médicament actif contre la maladie du sommeil, aucune fluctuation boursière n'est relevée, l'affaire passe sans retentissement vraiment important sur l'économie mondiale.4 Dite «clause de licence obligatoire».