Nous évoquions la semaine dernière, à l'occasion du cinquantenaire de l'ouverture de la clinique psychiatrique de La Borde à Cour-Cheverny (Loir-et-Cher), les origines et l'apport de ce mouvement original que fut qu'est la pratique de la psychothérapie institutionnelle (Médecine et Hygiène du 16 avril 2003). Poursuivons sur ce thème en écoutant les réflexions du Dr Jean Oury, 79 ans, fondateur et responsable de cet établissement hors du commun. Soumis à des contraintes matérielles chroniques, toujours en quête de moyens qui lui permettraient d'améliorer encore ses prises en charge et la mission de quasi-service public de psychiatrie, la mythique clinique de La Borde existe toujours, elle est unique ou presque en France et l'on continue à y soigner différemment la maladie mentale et tout particulièrement la schizophrénie. Pourquoi ?
«Parce que nous avons réussi, pour diverses raisons, à nous constituer en îlot de résistance, résume Jean Oury. Pour prendre une image maritime, on peut dire que La Borde est un radeau qui résiste à la tempête. Parce que l'administration n'a pas réussi à détruire l'ambiance et la dynamique que nous avons su entretenir comme elle est parvenu à le faire dans presque tous les hôpitaux psychiatriques publics. Et aussi, plus prosaïquement, pour de simples raisons économiques : nous coûtons bien peu à la collectivité française puisque notre prix de journée est quatre à cinq fois moins élevé que celui des grands hôpitaux psychiatriques français.»
Oury, encore : «Nous ne faisons pas assez attention aux glissements sémantiques de notre époque ; une époque qui ne parle que de "rendement", de "coupes transversales". Nous sommes aux temps de l'"accréditation", de l'"évaluation", et nous devons pour cela embaucher un personnel destiné uniquement à remplir des questionnaires et nous sommes aussi à l'époque des "trente-cinq heures" ; nous perdons continuellement les occasions de nous rencontrer, d'échanger, d'être en intimité avec les malades. Tout cela va bien au-delà de La Borde, concerne l'ensemble de l'hôpital, psychiatrique ou pas. C'est la destruction de l'"ambiance".»
Comment comprendre ? Pour Jean Oury, l'un des moteurs majeurs de la révolution psychiatrique qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, vit émerger la psychothérapie institutionnelle fut la création, au sein des établissements hospitaliers, de «clubs» ou «comités d'établissements». Ces espaces dynamisèrent une nouvelle activité structurée en autogestion interne. Ils constituèrent ainsi une interface, une zone tampon entre l'«établissement» (entité reconnue par l'Etat et auquel elle devait rendre des comptes) et l'institution et sa vie intérieure. Et c'est bel et bien cette interface qui permettait de générer cette indispensable «ambiance».
Or, cette interface se délite progressivement depuis une quinzaine d'années dans les hôpitaux psychiatriques français (la situation est-elle différente ailleurs ?) autorisant une tutelle directe de l'Etat ; tutelle exercée non plus sur l'établissement psychiatrique mais bien sur une institution qui ne trouve plus l'énergie de se soigner. A dire vrai, cette analyse vaut à bien des égards, pour les établissements hospitaliers dans leur ensemble, tristes théâtres d'un affrontement sans cesse plus douloureux entre les tentaculaires acteurs administratifs, bras armés de l'Etat, et les servants d'une médecine en mutation qui peine à trouver en son sein les raisons de vivre.
«Et on voit le résultat de tout cela, résume Jean Oury. Car à quoi conduit cette mainmise de l'administration ? Au retour de la contention, de l'enfermement, à la multiplication des cellules, mais aussi aux malades expulsés dans la rue, dans le métro, dans la masse. Voilà ce qu'est en train de vivre et de devenir la psychiatrie française.»
Multiplication des cellules ? Au moment même où La Borde fêtait son cinquantenaire, la population carcérale française, avec 59 155 détenus, atteignait un record historique. Jamais, depuis la Seconde Guerre mondiale, autant de personnes étaient maintenues en détention en France. L'Observatoire international des prisons appelle «l'ensemble des personnes incarcérées qui ont à souffrir d'une situation d'hébergement incompatible avec la dignité humaine à dénoncer auprès du procureur de la République cet état de fait». Les statistiques sont cruelles qui situent le taux de surpopulation à 121,7%, les 185 prisons françaises ne disposant que de 48 603 places. Les placements en détention semblent s'être encore accélérés après la forte mobilisation policière ordonnée par le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin qui, dans son infinie sagesse, a lancé un programme de construction de trente nouveaux établissements pénitentiaires d'ici 2007 et organise une campagne de publicité pour recruter 10 000 nouveaux «agents». A venir également des «solutions alternatives à l'incarcération» au premier rang desquelles le «bracelet électronique».
(A suivre)