Les somaticiens hospitaliers se sentent souvent démunis face aux patients présentant des symptômes médicalement inexpliqués (SMI). Domaine d'interface classique avec la psychiatrie de liaison, peu de services médicaux ont développé une expertise propre dans la prise en charge de telles situations. Sans détailler les modèles étiologiques, l'article présente les données disponibles concernant la prévalence et le mode de présentation de ces patients. L'importance de cette problématique et les difficultés de détection propres au milieu hospitalier de médecine interne sont soulignées. De même, les résultats de quelques approches thérapeutiques spécifiques sont précisés et des recommandations pratiques concernant la prise en charge hospitalière de ces patients sont proposées.
Les symptômes médicaux inexpliqués (SMI) sont des «symptômes insuffisamment expliqués par une maladie organique». Cette définition a beaucoup évolué dans le temps, notamment en fonction des progrès de la médecine,1 mais l'importance des problèmes soulevés par ces patients est soulignée par de nombreux travaux qui montrent que 25 à 50% des consultations ambulatoires ne permettent pas d'aboutir à une explication médicale permettant de rendre compte des symptômes présentés.2 Ces résultats sont confortés par d'autres observations qui mettent en évidence que 30 à 50% des motifs de consultations de premier recours ne correspondent à aucune entité diagnostique reconnue par les systèmes de classification des maladies ! Malgré ces résultats et le fait que ces patients sont de fréquents utilisateurs des services de santé hospitaliers,3 les problèmes qu'ils posent en médecine interne hospitalière sont rarement discutés dans la littérature médicale.
Les patients présentant des SMI constituent un groupe très hétérogène d'individus souffrant de symptômes et de douleurs variés : côlon irritable, fatigue chronique, fibromyalgie 4 (tableau 1). D'autres encore remplissent parfois, en partie au moins, les critères diagnostiques d'un trouble somatoforme 5 tel qu'il est défini dans le DSM- IV 6 (tableau 2) ou dans la CIM-10.7
Les symptômes présentés s'inscrivent le plus souvent dans le cadre de syndromes de douleurs chroniques où la recherche d'un modèle de causalité unique est remplacée par une réflexion sur l'interaction entre des facteurs qui prédisposent/précipitent ou perpétuent la symptomatologie. Parmi ces facteurs, les aspects psychosociaux tiennent une place importante, ce qui ne surprend guère dans la mesure où une symptomatologie chronique s'inscrit toujours dans un processus dynamique résultant d'une interaction constante entre aspects somatiques et psychosociaux (voir plus loin).8
Au-delà la diversité des présentations cliniques et de l'extrême difficulté à manier une nosographie médicale qui entérine trop souvent la notion d'une causalité soit physique soit psychique,9 il faut souligner d'abord que les patients présentant des SMI demandent des soins en raison de l'importance des symptômes ressentis et la menace que ceux-ci représentent.10 Il n'y a qu'une infime minorité d'entre eux qui recherchent uniquement l'attention du corps médical.
Parmi les autres caractéristiques de ces patients, citons encore qu'ils consultent essentiellement pour des symptômes physiques et qu'ils refusent le plus souvent toute prise en charge psychologique spécialisée, opposant la réalité de leurs plaintes et les handicaps physiques vécus. Pour les thérapeutes, la difficulté à se faire entendre peut donner lieu à des sentiments d'épuisement ou d'irritation11 liés au questionnement autour de la légitimité et de la légitimation de la plainte, et à la place de ce questionnement dans la relation thérapeutique. Ces ressentis se traduisent parfois par les descriptions négatives dont font l'objet ces patients : «polyplaintifs», «exagérateurs», voire encore «simulateurs» ou «manipulateurs».12
Enfin, un autre aspect est que les patients présentant des SMI sont également à l'origine de coûts majeurs, tant il est vrai que les approches médicales «classiques» laissent souvent les professionnels de la santé et les patients insatisfaits.13 Aux coûts ambulatoires et hospitaliers directs s'ajoutent d'ailleurs encore ceux liés à l'absentéisme professionnel, aux versements des assurances pertes de gain et des rentes d'invalidité, et enfin ceux, jamais chiffrés, induits par la iatrogénicité médicale.
Même si cet article ne permet que de faire un rapide survol de la question, soulignons qu'outre les maladies concomitantes dont peuvent être atteints ces patients (maladies cardiaques, rhumatologiques, oncologiques, etc.) et les facteurs psychodynamiques de vulnérabilité individuelle dont l'examen dépasse le cadre de cette revue, le déclenchement/maintien des SMI ont été associés à de nombreux facteurs psychologiques : états anxio-dépressifs,14 événements de vie traumatiques,15 divers facteurs de vulnérabilité dont la maltraitance,16 notion de somatisation,17 comportement maladie,18 certains types de personnalité,19,20 ou encore les capacités à faire face aux événements de la vie.21 L'environnement psychosocial du patient et l'accueil offert par le système de soins et ses acteurs à ces symptômes ont également été identifiés comme des éléments susceptibles de moduler l'intensité et le vécu des plaintes de ces patients de manière importante.22
Une telle complexité souligne donc la priorité absolue à accorder à l'individu souffrant plutôt qu'à un symptôme spécifique.23 Sans chercher à faire l'impasse sur ces dimensions individuelles, nous allons néanmoins aborder quelques problèmes généraux que posent ces patients dans les services hospitaliers et en médecine interne en particulier.
Les études consacrées aux patients présentant des SMI ayant été menées essentiellement en médecine de premier recours ou dans des centres spécialisés, leur prévalence parmi les patients hospitalisés dans les services généralistes de médecine interne reste méconnue. L'expérience clinique montre cependant que, dans les services généralistes, celle-ci s'approche probablement de celle des centres primaires (25-50%). Le tableau 3 décrit quelques éléments qui contribuent à l'admission fréquente de ces patients dans les hôpitaux. Parmi ces facteurs soulignons surtout ceux relatifs au rôle dévolu aux hôpitaux et aux attentes/représentations projetées sur ces lieux. De même, le caractère vague de la définition des SMI symptômes médicalement inexpliqués mais selon quels critères, après quelles investigations, et à la suite de quels avis ? conduit inévitablement vers les services hospitaliers de nombreux patients porteurs des symptomatologies les plus rebelles et les moins bien expliquées.
Mieux dépister à l'hôpital :
problèmes et recommandations
Domaine d'interface avec la psychiatrie et entité clinique souvent mieux connue des thérapeutes ambulatoires, on sait que les patients souffrant de SMI ne sont souvent identifiés que tardivement dans les services hospitaliers (fig. 1). Le nombre et la gravité des comorbidités dont sont atteints les patients hospitalisés en médecine interne expliquent certainement en partie ce phénomène. Le tableau 4 rassemble quelques autres éléments qui peuvent contribuer à ces retards.
Au-delà des éléments décrits dans le tableau 4 et des aménagements qui pourraient être trouvés (voir aussi le tableau 7), relevons l'importance que revêt la formation spécifique des professionnels qui, trop souvent encore, est d'abord dispensée aux thérapeutes de l'ambulatoire.24 Ce type d'enseignement pourrait être optimalisé en fonction des besoins spécifiques des hôpitaux et gagnerait incontestablement à mieux figurer dans les cursus pré- et post-gradués. En particulier, à l'hôpital où l'un des reproches les plus redoutés est une erreur de diagnostic, cette formation devrait sensibiliser les (jeunes) praticiens au fait que même si leurs prises en charge se déroulent sous la forte pression de leur savoir supposé, le statut du savoir reste lui toujours marqué de nombreuses incertitudes. Une deuxième caractéristique des hôpitaux tient au crédit encore trop souvent obtenu grâce à des diagnostics obscurs parfois posés grâce aux moyens d'imagerie des grands centres qui incitent malencontreusement nombre de médecins (parfois même les cadres !) à rechercher davantage des «non-maladies» plutôt que de reconnaître une entité comme les SMI. Rarement explicités, ces points d'ambivalence parlent en faveur d'un changement de paradigme de soins et d'une prudente remédicalisation de la problématique des SMI25 puisqu'il est établi qu'un diagnostic ferme et précis est thérapeutiquement utile à lui seul et que cet effet est indépendant de l'étiquette diagnostique et du traitement médical éventuellement associé.26
Deux situations prototypiques peuvent être distinguées. Si les SMI constituent le motif d'admission principal à l'hôpital sans autre affection morbide, le séjour devrait certainement être le plus court possible : il s'agit avant tout de définir le mandat institutionnel, de convenir des investigations ne pouvant être réalisées ambulatoirement et de réorienter rapidement ces patients vers leurs réseaux de soins en limitant les durées d'arrêts de travail et les coûts inutiles. En revanche, lorsque les SMI sont très intriqués avec des affections organiques parfois sévères, les prises en soins sont alors plus longues, marquées par des risques d'investigations/traitements intempestifs et des débordements relationnels plus fréquents.
Plusieurs revues récentes détaillent l'approche psychologique de situations cliniques fréquemment associées à des SMI en milieu somatique : douleurs chroniques,8,27 précordialgies,28 troubles digestifs et syndrome du côlon irritable,29 fatigue chronique,30 affections oncologiques diverses,31 troubles somatoformes,32 dépression,33 initiation d'une prescription,34 traumatismes physiques,35 et maladie chronique.36 Ces auteurs et d'autres,37 insistent tous sur la nécessité de parvenir à négocier des projets de soins qui intègrent les problèmes psychosociaux et des attentes des patients, sur celle de «passer» régulièrement par l'examen physique des patients si c'est à cet endroit que les plaintes se logent, mais aussi sur celle de parvenir à donner des explications satisfaisantes quant à l'origine des symptômes. Tous s'accordent également à recommander de ne faire que très prudemment des liens entre les symptômes et les vécus psychologiques. Le tableau 5 reprend ces recommandations comme autant de travaux d'Hercule pour ressortir Thésée de l'Enfer !
D'autres travaux ont également permis de confirmer l'efficacité d'approches structurées pour les SMI. Les douleurs lombaires chroniques, le syndrome de fatigue chronique et du côlon irritable ont été les plus étudiés. Il s'agit essentiellement d'approches qui s'attachent à la prise en compte des représentations et des peurs du patient ainsi que des comportements qui en découlent et qui les alimentent. Dans une autre optique, les abords pharmacologiques soulignent quant à eux le bénéfice antalgique des antidépresseurs. Deux méta-analyses récentes ont été publiées sur le sujet,38,39 et même
si des problèmes méthodologiques demeurent (biais de recrutement des patients, inégalités des traitements dans les groupes contrôles, interventions insuffisamment standardisées, formations et expériences des thérapeutes pas toujours précisées, peu d'évaluations des résultats sur le moyen et long terme, etc.), les conclusions suivantes peuvent êtres tirées (tableau 6).
Echappant toujours à une nosographie médicale qui entérine trop souvent la notion d'une causalité physique ou psychique, il n'est pas inintéressant de noter que les SMI n'échappent par contre pas à d'autres paradoxes constitutifs de la médecine : elle se veut un savoir précis et reproductible mais elle s'exerce dans une pratique... profondément ancrée dans la maladie et les médicaments, dans la biologie et la médecine fondée sur des preuves, elle ne parvient jamais à s'extraire de la subjectivité des humains qui l'utilisent ou la pratiquent ! Ces constats éclairent en partie ce qui fait que l'hôpital somatique représente autant pour les patients qui y consultent et ce qui contribue à ce que les SMI souvent mal évalués/pris en charge en médecine hospitalière (tableaux 3 et 4).
Quelles sont les «plus-values» que peuvent offrir les services hospitaliers aux patients présentant des SMI et à leurs thérapeutes ambulatoires ? Sachant que ces patients nécessitent une collaboration entre thérapeutes multidisciplinaires, entre l'hôpital et l'ambulatoire, entre spécialistes et omnipraticiens (tableau 6), quelles sont les missions des acteurs hospitaliers ? Les réponses à ces questions doivent évidemment s'adapter aux situations singulières des patients mais, au-delà d'une meilleure identification des individus et de l'évitement de traitements/investigations inutiles, la participation des thérapeutes hospitaliers à l'émergence de la subjectivité «sous patronage» somatique s'impose certainement comme un élément indispensable (tableau 7).
Selon nous, l'importance de la problématique des SMI à l'hôpital doit générer un développement prioritaire dans trois axes : 1) le développement et la diffusion de formations spécifiques pour les thérapeutes hospitaliers comprenant la sensibilisation aux aspects interrelationnels et intersubjectifs de ces situations ; 2) puisque des soignants bien formés ne peuvent à eux seuls dépasser certaines contraintes hospitalières et les limitations en ressources, des aménagements innovants doivent être obtenus afin d'optimaliser l'environnement des soins. Le tableau 8 donne quelques exemples d'aménagements susceptibles d'améliorer le cadre hospitalier et nous attirons l'attention du lecteur sur le fait que nombre d'entre eux ne sont pas dispendieux ; 3) enfin, un effort de recherche dans le domaine des SMI doit être réalisé pour mieux préciser leur prévalence dans des services hospitaliers, pour objectiver l'efficacité de différents suivis (hospitalier versus ambulatoire, spécialisé versus généraliste) auprès de patients non sélectionnés, ultimement aussi pour valider les choix mentionnés sur les deux premiers points.
Convaincus de la nécessité de mieux prendre en charge ces patients, la Clinique de médecine interne de réhabilitation s'est engagée dans un certain nombre des propositions mentionnées. Au-delà de l'amélioration de la qualité des soins et de l'enseignement, le défi consiste également à démontrer que nos choix dégagent des ressources pour les autres secteurs hospitaliers/communautaires et qu'ils répondent à la fois à des besoins en santé pertinents et à des critères d'économie tout en maintenant la priorité qu'est l'engagement pour le respect de l'individu souffrant.