Nous sommes loin, bien loin, d'avoir pris la mesure de l'entreprise de destruction du langage francophone conduite, en France, par nombre de ceux qui, paradoxalement, ont en charge son enseignement c'est-à-dire son respect et sa défense. Entreprise consciente ou pas ? Là n'est pas, à dire vrai, la question essentielle ; celle-ci porte sur l'ampleur des dégâts commis et leur caractère irréversible ou pas. Le dernier et éclairant exemple nous était donné il y a quelques jours par notre consur Sophie Roquelle en Une du Figaro. Exemple parfait non parce qu'il émane du Figaro («Sans liberté de blâmer il n'est point d'éloge flatteur») mais parce qu'il concerne Jean Racine, cet homme qui porta jusqu'à l'incandescence la pureté de cette langue française que l'on qualifie, faute de mieux, de classique.Racine, donc et son Andromaque. Nous sommes à l'acte V : Hermione vient de demander à Oreste (qui l'aime) de tuer Pyrrhus (qui la rejette). Et nous sommes aussi dans le chapitre «Ecriture expression orale» du manuel de français des classes de seconde édité par la célèbre maison «Hachette Education». L'exercice ? «Transposez la situation dans le monde contemporain et réécrivez en prose, à la première personne, le monologue d'Hermione. Tout en conservant les matériaux du personnage, vous pouvez, si vous le souhaitez, recourir à la tonalité comique et à un registre de langue peu soutenue.» Transformer un passage de l'une des plus belles tragédies française en un texte «à la tonalité comique» sur un «registre de langue peu soutenue» ?Voilà le résultat ; rappelons qu'il s'agit bien ici non pas de la copie rendue par un élève soumis à ce martyre mais d'un corrigé, le texte d'un enseignant qui a confectionné là le modèle proposé aux élèves.Jean Racine (1667) :«Où suis-je ? Qu'ai-je fait ? Que dois-je faire encore ?Quel transport me saisit ? Quel chagrin me dévore ?Errante, et sans dessein, je cours dans ce palais.Ah ! Ne puis-je savoir si j'aime ou si je hais ?»Le professeur de français (2003) :«Où j'en suis, moi ? Pourquoi je déprime comme ça ? Qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire ? Je traîne en jogging devant la télé, même pas maquillée en plus. Je l'aime ou je lui en veux vraiment ?»Buvons encore un peu le contenu du calice.Racine :«Le cruel ! De quel il il m'a congédiée !Sans pitié, sans douleur, au moins étudiée !L'ai-je vu se troubler et me plaindre un moment ?En ai-je pu tirer un seul gémissement ?Muet à mes soupirs, tranquille à mes alarmes,Semblait-il seulement qu'il eût part à mes larmes ?Et je le plains encore ? Et pour comble d'ennui,Mon cur, mon lâche cur s'intéresse pour lui ?Je tremble au seul penser du coup qui le menace ? Et prête à me venger, je lui fais déjà grâce ?»Le professeur :«Le salaud, comme il m'a jetée ! Il n'a même pas fait style de me regretter un peu... Il n'a même pas rougi quand il m'a avoué qu'il me lâchait pour un mec ! Pas la moindre honte. Rien à faire, tranquille... et moi, je suis encore accro.»On en vient, à ce stade de déstructuration, à se demander ce qui justifie encore le respect des règles d'orthographe. Que dira l'enseignant à l'élève qui incité à écrire moins bien encore qu'il ne parle, poussé dans cette fange de basse écriture, tiré sans cesse vers le bas par ceux qui se doivent de l'élever lui demandera la raison d'être des accents circonflexes ou de l'accord du participe passé avec l'auxiliaire avoir ? Et comment ne pas saisir que cette dégringolade régressive sera immanquablement contagieuse. Pourquoi ne pas faire de même pourquoi ne pas faire «cool» ? avec les mathématiques, la philosophie, les langues vivantes et, s'ils existaient encore dans le théâtre scolaire, le latin et le grec ?Les enseignants français ont, ces temps-ci, du vague à l'âme. Ils souffrent, nous dit-on, d'un malaise existentiel autant que professionnel. Pour comprendre autant que pour les calmer le gouvernement organise des débats, ouvre des chantiers, réunit des comité interministériels pour réfléchir à ce qu'est devenu le «métier d'enseignant». Les enseignants français s'inquiètent de leur retraite, se refusent à travailler plus longtemps que prévu, expliquent qu'en fin de carrière ils sont «usés», ne supportent plus le contact avec les élèves.Tout serait-il définitivement perdu ? La bien triste affaire d'Hermione en jogging devant la télé pourrait le laisser craindre qui ne peut que précipiter ce malaise informe, jamais identifié. Sauf à rêver à un début de révolte. Imaginons le maître. On m'impose d'imposer cette outrance à mes élèves ? Très bien. Je vais leur montrer, leur expliquer où l'on veut les emmener, à quel point on peut sans leur vouloir de mal mais sans vouloir les connaître ni les comprendre les mépriser. Nous allons décrypter tout cela, rire de ce professeur qui «corrige», remonter la pente, travailler (oui, «travailler») la belle Andromaque et le beau Racine. Et puis, le moment venu, à la Comédie Française peut-être ou, plus vraisemblablement, sur une cassette télévisuelle, nous goûterons tous ensemble le spectacle du génie humain exprimé en langue française. Hermione, alors, ne sera pas en jogging, nous serons devant un écran de télévision et, ce jour-là, le roi ne sera pas loin d'être notre cousin.