Des recommandations portant sur la surveillance de la muqueuse de Barrett (endobrachysophage EBO) ont été publiées par les sociétés savantes. Il importe de les respecter pour tenter d'améliorer le mauvais pronostic du cancer sur EBO. La surveillance s'adresse au sujet ayant un EBO avec métaplasie intestinale quelle que soit sa taille, même si le risque de dysplasie et de cancer est plus faible en cas d'EBO court. Seuls les sujets pouvant tirer un bénéfice de la surveillance doivent être suivis. Celle-ci reste encore fondée sur la recherche de dysplasie sur des biopsies protocolaires. La majorité (95%) des cancers sur EBO étant découverts alors que l'EBO n'était pas connu, une réflexion a porté sur la possibilité d'organiser un dépistage de l'EBO dans la population, de façon à augmenter les chances de dépister des cancers à un stade débutant. Néanmoins, cette démarche n'est pas encore d'actualité, notamment car elle n'a pas été évaluée et que la population cible pressentie (hommes caucasiens de plus de 50 ans ayant des symptômes chroniques de RGO) n'est probablement pas adaptée.
Le risque évolutif majeur de la muqueuse de Barrett (endobrachysophage EBO) est la dégénérescence en adénocarcinome selon la séquence métaplasie intestinale, dysplasie de bas grade (DBG) puis dysplasie de haut grade (DHG). La surveillance de l'EBO a pour but de réduire la mortalité par adénocarcinome de l'sophage. Cet objectif est loin d'être rempli par les protocoles actuels de surveillance, notamment car dans la majorité des cas, l'EBO n'était pas connu au moment du diagnostic du cancer. C'est la raison pour laquelle la faisabilité et la rentabilité d'un dépistage de l'EBO dans des populations à risque doivent être discutées.
Le risque d'adénocarcinome a été estimé à environ 5 pour 1000 patients-année de surveillance.1 Ceci est une donnée moyenne provenant des plus larges séries de la littérature ayant évalué ce risque. On ne connaît pas ce risque chez les sujets dont l'EBO n'a pas été diagnostiqué, mais il est peu probable qu'il dépasse ce chiffre.
Les modalités de la surveillance, notamment la fréquence des intervalles de surveillance, sont actuellement basées sur la présence ou non d'une dysplasie sur les biopsies de l'EBO et, pour certains, également sur la longueur de l'EBO, car ce sont les deux principaux facteurs de risque de cancer.2,3
Le risque d'évolution d'une DBG vers la DHG ou le cancer est de 10%-28% dans un délai moyen de 2-3,5 ans (tableau 1),4,5 le risque de cancer ayant été estimé à 7%.6 Le risque est significativement plus élevé si le diagnostic de DBG est concordant entre plusieurs anatomopathologistes. Dans les deux tiers des cas environ, la DBG régresse et dans les autres cas, elle persiste. Le risque évolutif vers le cancer en cas de DHG est élevé : 22% dans une compilation de données provenant de 170 malades suivis de 3 à 7 ans.6 Ce risque est en fait très variable d'une étude à l'autre (tableau 2).7,8 Cette variabilité est en partie liée à l'inclusion des cancers dits prévalents, c'est-à-dire dont le diagnostic a été fait dans l'année qui suit celui de la DHG. En effet, un cancer est présent sur les pièces d'sophagectomie pour DHG dans 30 à 50% des cas.2,3,6,9 Le risque de cancer est près de quatre fois plus élevé quand la DHG est multifocale, c'est-à-dire visualisée sur plusieurs biopsies ou touchant plus de cinq glandes, que quand elle est unifocale.10 L'aspect nodulaire est également un facteur de risque de cancer en cas de DHG (risque relatif : 2,5).10
Au moment du diagnostic de l'EBO, la prévalence de la dysplasie ou du cancer est nettement plus faible en cas d'EBO court qu'en cas d'EBO long (fig. 1).11 Il y a peu de données comparant le risque évolutif vers la dysplasie et le cancer en fonction de la taille de l'EBO.11-13 Les données indiquées dans le paragraphe précédent concernaient essentiellement les EBO «classiques», c'est-à-dire de plus de 3 cm. Deux études ont montré une élévation importante du risque de dysplasie et de cancer en cas d'EBO long par rapport à l'EBO court (fig. 2).11,12 Dans ces deux études, aucun des malades avec EBO court (respectivement 26 malades suivis pendant 1,5 an et 30 malades suivis pendant 4,2 ans) n'a développé de DHG ou de cancer. Une telle différence n'a pas été observée clairement dans une troisième étude provenant de l'équipe de Reid,13 peut-être en raison d'un biais de recrutement de malades particuliers compte tenu de la spécialisation de cette équipe ; ainsi, dans cette étude, sur 83 malades avec EBO court, 14 avaient une DHG à l'inclusion, et 6 d'entre eux ont développé un cancer. Enfin, au sein des EBO longs, la longueur de celui-ci est un facteur de risque de cancer démontré dans de multiples études.
La surveillance est basée sur les endoscopies avec biopsies répétées. Son objectif est de réduire la mortalité par adénocarcinome de l'sophage chez les malades surveillés. A priori, cet objectif sera difficile à atteindre, tout au moins dans les conditions actuelles de diagnostic de l'EBO, car l'adénocarcinome de l'sophage est une cause rare de décès dans cette population à très haut risque de décès d'autres causes (cardiovasculaires, maladies pulmonaires, cirrhose, autres cancers). Une étude ayant suivi pendant 9,3 ans en moyenne (sans surveillance spécifique) 155 malades avec EBO a montré qu'un cancer sur EBO était apparu chez huit malades, dont seulement deux étaient décédés directement.14 Au total, 51% des malades de cette étude étaient décédés pendant cette période, le cancer sur EBO ne représentait donc que 2,5% des causes de décès.14
De nombreuses études ont évalué l'intérêt d'un dépistage basé sur des endoscopies répétées avec des biopsies.2,3,6 Il n'a pas pu être démontré que ce type de dépistage améliorait la survie des malades. L'exemple suivant provenant de Grande-Bretagne illustre parfaitement les difficultés rencontrées lors de la surveillance des malades ayant un EBO, et l'impossibilité d'observer une réduction de la mortalité par adénocarcinome de l'sophage à l'échelon d'une population suivie.15 Dans cette étude, seulement 143 (35%) des 409 malades ayant un EBO > 3 cm pouvaient être suivis, les autres étant trop âgés ou atteints de maladies sévères associées. Ce chiffre est celui habituellement noté dans la surveillance de cette population. Le recrutement a eu lieu sur dix ans de 1984 à 1994. Au moment du recrutement du dernier malade dans l'étude, il ne restait plus en surveillance que 55 (38%) des 143 malades inclus dans le protocole de surveillance, et cinq ans plus tard (1999), il n'en restait plus que huit. Il y a eu cinq cas de cancer de l'sophage (3 décès), un seul ayant été dépisté à l'occasion d'une endoscopie de dépistage. Ce malade est décédé dans les suites de l'intervention pour cancer. Dans cette étude, la surveillance n'a donc eu aucune utilité. Finalement, la justification principale de la surveillance est basée sur le fait que les cancers dépistés sont de meilleur pronostic que les cancers diagnostiqués à un stade symptomatique.16
La surveillance est actuellement basée sur la détection de la dysplasie par des biopsies per-endoscopiques répétées. Cette méthodologie n'est toutefois pas optimale car il n'y a actuellement pas de moyen de routine permettant de repérer visuellement les zones dysplasiques sur lesquelles focaliser les biopsies, le risque d'échantillonnage est élevé et nécessite donc des biopsies multiples, et enfin la reproductibilité du diagnostic de dysplasie n'est pas parfaite.2,3,6 De plus, il est établi que ces protocoles ne sont pas appliqués correctement en routine.
Plusieurs sociétés savantes ont fait des recommandations concernant la surveillance de l'EBO, notamment l'American College of Gastroenterology (ACG) qui fait référence6 et, en France, la Société française d'endoscopie digestive (SFED).17
L'ACG et la SFED ont recommandé de surveiller tous les malades ayant un EBO avec métaplasie intestinale qu'il soit court ou long, à condition que l'âge et l'état physiologique soient compatibles avec le traitement envisagé en cas de cancer ou de dysplasie, et qu'on espère que celui-ci prolonge l'espérance de vie. La SFED précise que les sujets âgés ayant une espérance de vie de plusieurs années ne doivent être suivis que si la première endoscopie montre une dysplasie.17
Après un examen attentif de la muqueuse de Barrett, à la recherche notamment d'anomalies muqueuses (ulcérations, nodules, sténose) et repérage des limites de l'EBO, des biopsies multiples sont faites sur les anomalies repérées puis, de façon protocolaire, 4 biopsies (1 par quadrant) sont faites tous les 2 cm sur toute la hauteur de la muqueuse de Barrett.2,3,6,17 Les biopsies sont mises dans des pots séparés par niveau, et en cas d'anomalies muqueuses, biopsiées séparément. En cas d'EBO court, les biopsies sont faites tous les centimètres. Biopsier les anomalies muqueuses est particulièrement important car le risque de DHG ou de cancer est élevé en cas de sténose, ulcération, ulcère ou sténose dans la muqueuse de Barrett. La technique de «béquillage-aspiration» permet d'obtenir des biopsies de plus grande taille.
Les recommandations de l'ACG et de la SFED sont très proches (fig. 3). Le suivi étant basé sur la présence ou non d'une dysplasie et son degré, la qualité des premières biopsies prend toute son importance. En l'absence de dysplasie, les contrôles proposés sont tous les deux ans (EBO long) ou tous les trois ans (EBO court) pour la SFED,17 et tous les trois ans après un second contrôle négatif pour l'ACG.6 En cas de DBG, un contrôle après trois mois de traitement par IPP à double dose s'impose pour réduire les «faux» aspects de dysplasie liés à l'inflammation due au reflux (SFED). Le suivi ultérieur est fait tous les six à douze mois après un contrôle précoce confirmant la DBG (ACG, SFED), tant qu'elle persiste. En cas de DHG, un contrôle précoce à un mois s'impose sous IPP avec réalisation d'une cartographie avec des biopsies tous les centimètres placées dans des pots séparés, et des biopsies multiples dans les zones repérées comme dysplasiques et relecture par un anatomo-pathologiste spécialisé (ACG, SFED). Il est démontré que dans 30 à 50% des cas, la DHG est associée à un cancer, ce qui justifie ce protocole intensifié,9,18 voire même pour certains une sophagectomie d'emblée si l'état clinique du malade le permet. Le suivi ultérieur en cas de confirmation de la DHG dépendra de la décision thérapeutique (chirurgie, destruction locale, suivi).
Les intervalles de surveillance des EBO courts (tous les trois ans) peuvent paraître rapprochés compte tenu de l'estimation du risque de dégénérescence. C'est la raison pour laquelle une étude de suivi des EBO courts va être prochainement conduite sous l'égide de la SFED et du groupe CRITERE.
L'amélioration de la rentabilité de la surveillance pourrait passer par les nouvelles techniques endoscopiques et les marqueurs de malignité (voir les autres articles de ce numéro). Toutefois, ils ne sont pas encore utilisables en routine.19
Dans 95% des cas, l'adénocarcinome sur EBO est diagnostiqué alors que le malade est symptomatique.20 Le seul moyen théorique d'améliorer le pronostic de cette tumeur est de dépister les malades atteints d'un EBO et de les surveiller de façon à les prendre en charge juste avant l'apparition du cancer (DHG) ou quand le cancer est curable. Cette réflexion a été faite par de nombreux auteurs ; néanmoins, aucune étude n'a été entreprise pour en vérifier, d'une part, la faisabilité et d'autre part, l'efficacité, d'autant que l'efficacité des politiques de surveillance de l'EBO n'est toujours pas démontrée à l'échelle d'une population. Seules des évaluations médico-économiques selon des modèles analytiques décisionnels ont été faites et certaines suggèrent que cette démarche serait coût-efficace.21 Néanmoins, sur la base de telles études, l'ACG a, depuis plusieurs années, recommandé de dépister l'EBO.6
Certains critères sont réunis :
1. le cancer sur EBO est grave car découvert dans la majorité des cas à un stade symptomatique donc évolué ;
2. l'histoire naturelle est connue ;
3. il existe un test (théoriquement) sensible et spécifique pour le diagnostic d'EBO, de dysplasie et de cancer : l'endoscopie avec biopsies ;
4. il est possible d'intervenir précocement pour réduire la mortalité par cancer.
En revanche, d'autres critères ne paraissent pas réunis :
1. ce cancer n'est pas fréquent : probablement moins de 1000 nouveaux cas par an en France (20% des cancers de l'sophage dans le département de la Côte d'Or en 1995), avec une incidence de 2 pour 100 000 habitants par an aux Etats-Unis, mais c'est l'un des cancers dont l'incidence augmente le plus dans les pays occidentaux (d'un facteur 5 à 10 en 20 ans) ;22
2. l'acceptabilité de l'endoscopie est mauvaise et le coût élevé ;
3. la surveillance de l'EBO ne réduit pas la mortalité, toutes causes confondues ;
4. surtout, la population cible n'est pas bien définie.
Toutefois, ces limites n'en seraient peut-être pas s'il était possible de sélectionner une population cible à risque d'EBO à qui proposer une endoscopie de dépistage.
Est-il possible de sélectionner un groupe de sujets à risque d'EBO ?
Il existe des relations fortes entre symptômes de RGO et EBO, d'autant plus fortes que les symptômes sont plus fréquents et plus sévères. Une récente étude suédoise a aussi montré que les sujets ayant des symptômes récidivants de RGO avaient un risque 8 fois plus élevé d'avoir un adénocarcinome de l'sophage que la population générale.23 De plus, ce risque augmentait en fonction de la fréquence, de la sévérité et de la durée d'évolution des symptômes. Néanmoins, l'EBO n'est pas toujours associé à des symptômes de RGO et n'induit pas de symptôme propre, ce qui est une limite considérable à un dépistage basé sur les symptômes de RGO. Les données provenant de séries de malades dont l'EBO a été révélé par des symptômes de RGO ou ses complications ou, plus rarement, de façon fortuite lors d'une endoscopie, ne permettent pas de savoir combien de malades avec EBO sont asymptomatiques, puisqu'ils ne sont pas diagnostiqués. L'absence de symptôme pourrait être expliquée par la plus faible sensibilité sophagienne à l'acide en cas d'EBO qu'en cas de RGO sans EBO. En revanche, il existe des données symptomatiques fiables avec l'adénocarcinome sur EBO. La même étude suédoise a montré que 60% des malades avec un cancer de ce type avaient des symptômes de RGO (plus d'une fois par semaine).23 Malgré cela, l'EBO n'est pas connu chez 95% des malades au moment du diagnostic du cancer.20 Ceci suggère que chez la grande majorité des malades symptomatiques, les symptômes de RGO ne sont pas jugés assez importants pour justifier une endoscopie. Les plus récentes données épidémiologiques du Comté de Olmsted (Etats-Unis) suggèrent qu'on détecte actuellement 1 EBO sur 5 à 12.22
L'EBO apparaîtrait en moyenne vers l'âge de 40 ans, mais l'âge moyen du diagnostic est 60 ans, donc après vingt ans d'évolution. C'est pendant ces vingt années qu'il faudrait intervenir, car l'âge moyen du diagnostic d'adénocarcinome de l'sophage est également d'environ 60 ans. L'EBO est 2 fois plus fréquent chez l'homme que chez la femme, mais l'adénocarcinome de l'sophage est 4 à 8 fois plus fréquent chez l'homme que chez la femme. Aux États-Unis, l'EBO et le cancer sur EBO sont plus fréquents chez les sujets caucasiens. Dans les évaluations médico-économiques, les populations cibles pour un éventuel dépistage sont les hommes caucasiens de plus de 50 ans ayant des symptômes chroniques de RGO.5,21 L'obésité est également un facteur de risque que certains prennent en compte.
Deux études nord-américaines ont évalué par analyse multivariée le risque d'EBO en fonction de divers paramètres démographiques et symptomatiques. Ces études ont été faites chez des malades ayant des symptômes de RGO et les résultats n'ont pas été validés dans une autre population. Dans une étude,24 les paramètres associés à l'EBO étaient : le sexe masculin, l'existence d'un pyrosis, de douleurs nocturnes, d'une odynophagie et l'absence de dysphagie (l'âge n'était pas un facteur significatif) ; dans l'autre étude,25 les paramètres associés à l'EBO étaient : l'âge supérieur à 40 ans, la présence d'un pyrosis ou de régurgitations acides, un pyrosis plus d'une fois par semaine, l'absence de symptômes sévères de RGO et l'absence de symptômes nocturnes (le sexe n'était pas un paramètre significatif). Ces deux études n'apportent donc aucun élément discriminant sur le plan clinique et sont contradictoires pour les symptômes nocturnes.
Les critères de dépistage ne sont donc pas remplis.26 La recommandation de bon sens que l'on pourrait formuler est d'appliquer les recommandations de la conférence de consensus sur le RGO qui concernent les indications de l'endoscopie car celles-ci incluent la population considérée cible, notamment l'âge supérieur à 50 ans. Chaque endoscopie doit être l'occasion de rechercher scrupuleusement un EBO, même court, et de faire des biopsies, le principal intérêt de l'endoscopie en cas de RGO étant la détection de l'EBO et de la dysplasie en cas d'EBO. Toutes les évaluations faites ont montré que ces recommandations n'étaient pas appliquées correctement. Par exemple, une étude canadienne a montré que seulement 50% des EBO étaient biopsiés !27 Dépister sans diagnostiquer correctement n'a donc pas de sens.