Karl-Joris Huysmans, A rebours.Paris : GF-Flammarion, 1978 ; 249 pp.On peut être décontenancé à la lecture d'A rebours. Ce curieux roman à un seul personnage raconte l'histoire, ou plus précisément évoque le cas d'une névrose. Jean des Esseintes, noble chétif d'une trentaine d'années, dernier rejeton atavique d'une famille marquée par les mariages consanguins, est rempli de dégoût pour le monde qui l'entoure ; les préoccupations du siècle lui semblent mesquines et poisseuses et ses plaisirs bêtes et vulgaires. Las, rempli d'ennui et convaincu de son statut d'élection, des Esseintes se cherchera infructueusement des émotions en fréquentant successivement la jeunesse tumultueuse de Paris, les cercles lettrés, et certains milieux fermés proposant les plaisirs pervers les plus sophistiqués. Mais à force de manuvres bizarres pour ranimer ses sens engourdis, ses nerfs déjà fragiles finissent par se détraquer complètement. Epuisé, l'estomac complètement déréglé, le cerveau en perpétuelle ébullition, des Esseintes décide de se reclure dans une maison de campagne aménagée à son goût.La quinzaine de chapitres qui composent A rebours, tous plus frappants les uns que les autres, sont alors comme un bréviaire extraordinaire des habitudes, des caprices, des idées et des conceptions névrotiques de des Esseintes. Il n'y a pas d'histoire à proprement parler, mais chaque non-événement, chaque souvenir, chaque détail infime, gonflé par l'esprit délirant de des Esseintes, devient tragique, drôle, cruel, absurde, et souvent tout à la fois. La description méticuleuse de l'univers clos de des Esseintes, depuis ses habitudes alimentaires jusqu'à l'achat d'une tortue dont il fait incruster la carapace d'or et de pierres précieuses en passant par l'accoutrement qu'il impose à ses vieux domestiques, tout se donne à lire comme autant de symptômes de sa maladie.Lorsqu'il fait paraître A rebours, en 1884, Karl-Joris Huysmans entretient un rapport ambigu avec le savoir médical de son temps. D'une part, à l'instar des romanciers naturalistes qui ont foi dans les déterminations physiologiques, qui lisent les ouvrages des plus grands cliniciens de l'époque et qui suivent leur enseignement, Huysmans se réclame du coup d'il de l'anatomiste. Dans sa correspondance privée, il s'explique d'ailleurs clairement sur le fait qu'il emprunte son vocabulaire aux traités d'Axenfeld et de Bouchut pour représenter la névrose de des Esseintes. D'autre part, participant en cela à la crise du scientisme qui s'opère parmi les écrivains à partir des années 1880, la médecine perd progressivement à ses yeux sa valeur de référence absolue. Dans A rebours, elle est déjà en procès, et le médecin appelé au chevet de des Esseintes «ne comprit absolument rien à son état». Ce qui est particulièrement en cause, c'est la capacité explicative de l'organicisme, et il n'est pas anodin que cette critique porte sur la névrose, qui est un peu le mal du XIXe siècle.Pour Huysmans en effet, la névrose débouche sur le spirituel et sur la singularité irréductible de l'âme de chaque malade ; les déterminations de cette maladie sont irrationnelles et elles échappent aux présupposés épistémologiques positivistes de la médecine, du moins telle qu'elle est enseignée à l'Ecole de la Salpêtrière. Logiquement, à la suite de la médecine, Huysmans désavoue également le naturalisme. Dans une préface écrite vingt ans après A rebours, il dira que «personne ne comprenait moins l'âme que les naturalistes qui se proposaient de l'observer», incapables qu'ils étaient de concevoir l'invraisemblable et d'intégrer l'exception dans leurs romans.Plutôt qu'une description de l'extérieur, tendant à l'objectivité d'un cas médical, Huysmans relate la névrose de des Esseintes en entraînant systématiquement son lecteur dans le délire, dans les obsessions et dans la logique de son personnage. Plus qu'il ne la fait connaître, Huysmans fait sentir la névrose. A partir de l'évocation d'un détail a priori sans conséquence, chaque chapitre, immuablement, glisse dans les raisonnements morbides de des Esseintes et s'abîme dans les bizarreries engendrées par son cerveau. Sucer un bonbon ou boire un verre de spiritueux suffit à réactiver une chaîne de souvenirs, à appeler la rêverie et à «lancer» le lecteur c'est le terme employé dans un voyage immobile. Car les envolées raffinées et extravagantes de l'esprit de des Esseintes sont magnifiquement relayées par l'incroyable écriture de Huysmans, pleine d'un vocabulaire luxuriant, de tournures à l'expressivité toute visuelle et d'un humour gai et macabre à la fois.Ce sont les conditions de la névrose, les incidences et les frontières de la maladie nerveuse qui sont explorées dans A rebours. Pour des Esseintes, la névrose devient un art de vivre et une aventure intérieure. Elle est vécue comme une expérience de l'élection, une quête esthétique et une aspiration à la Grâce. Gigantesque farce de l'artifice et du travestissement pour les uns, transcription méticuleuse d'un mal étrange pour les autres, A rebours est donc un livre unique à lire avant tout pour se faire plaisir et se laisser surprendre. Le chapitre dans lequel des Esseintes remplit sa maison de fleurs monstrueuses, ou celui qui raconte le voyage à Londres qu'il n'effectue pas, sont absolument fascinants et de pure délectation. Mais A rebours constitue également un excellent aliment pour qui veut réfléchir sur les limites de la rationalité médicale et sur les apports réciproques de la médecine et de la littérature.Finalement, pourquoi ce titre, A rebours ? Toute la dérision macabre d'Huysmans s'y retrouve : excédé de mets fins et contrastés, des Esseintes a l'estomac qui se détraque progressivement au long de l'ouvrage. Nauséeux et pris de vomissements à la seule idée d'un aliment, il dépérit. Un médecin lui prescrit alors des «lavements nourrissants» : à l'aide d'un «sustenteur», sorte de gros clystère rempli de bouillon, des Esseintes parvient progressivement à s'alimenter par le fondement. Ravi de s'épargner la vulgaire corvée des repas à table, il se met à composer toutes sortes de menus adaptés au sustenteur, réalisant ainsi son ultime rêve névrotique d'une vie menée complètement à l'encontre des décrets naturels.