Interrompons un instant notre série consacrée aux difficultés grandissantes du dialogue entre une opinion dite «publique» et ceux qui servent le camp de la Raison et de la Science ; le simple fait que l'on hésite ici à user d'initiales qui, hier encore, étaient la règle en dit long sur la réalité de ces difficultés ; il en dit également long sur l'urgence qu'il y a en ce printemps 2004 à tout mettre en uvre pour repenser la notion de Progrès. Interrompons-nous pour une raison simple, celle qui prévaut dans toutes les salles de rédaction du monde et que résume l'antienne journalistique selon laquelle «l'actualité prime tout».L'actualité, entre les brassées de lilas mauves naissants et les émergentes asperges ivoires de notre Val-de-Loire, vient de naître au Japon. A Tokyo, des souris parthénogénétiques ou presque ont vu le jour et ont vaillemment assuré leur descendance par les voies que l'on qualifiait jadis de «naturelles» (c'est ainsi : la Science avançante impose de nouveaux guillemets) ; Tomohiro Kono et ses collaborateurs ont réussi ce tour de force de faire naître les premiers mammifères femelles sans l'empreinte du mâle. L'affaire, on s'en doute, est doublement d'importance. Scientifiquement, elle ouvre de nouvelles et enthousiasmantes perspectives fondamentales dans le décryptage de ce qui fait que les mammifères mâles et femelles sont ce (ceux) qu'ils sont. Est-il besoin de préciser, fantasmatiquement parlant, ce qu'est ce que pourra être la portée de cette première mondiale ?Quelques mots journalistiques, ici, aident amplement à prendre le pouls du phénomène naissant. Devant le berceau de leur «première», les biologistes japonais ont signé l'acte de baptème qu'ils ont adressé à la londonienne rédaction de Nature : «Birth of parthenogenetic mice that can develop to adulthood.» The Economist, depuis Londres nous adresse un article intitulé «Of mice, and not men» quand The Independant titre «The mouse that roared : Virgin Birth !» et The Times «Mouse becomes first mammal without a father». A Rome, l'un des principaux quotidiens italiens s'enflamme «Nato il primo mammifero senza padre» et Le Figaro pondère et précise au risque d'être mal compris de ses lecteurs : «La première souris gynogénique est née.» Quant au Monde, il cherche également, sans pathos ni grandiloquence, à dire de quoi il retourne : «Des biologistes japonais ont fait naître des souris sans père».Omniprésent entre les lignes et dans les titres qui les surmontent, on sent la présence du fantasme de la parthénogenèse ou plus précisément celui d'une humanité qui pourrait survivre et se multiplier en faisant l'économie d'un pan entier de ce qui la constitue. C'est au choix les images des Amazones triomphantes, de la cité des Femmes, du mâle trop longtemps dominateur, au pire rayé de la carte de l'humanité, au mieux rangé au rayon des ustensiles sans caractère véritablement indispensable. On plaisante bien évidemment ; on galèje pour mieux exorciser ses peurs. Il n'en reste pas moins vrai que les faits scientifiques sont là, têtus comme souvent, qui imposent de reconnaître que des hommes sont parvenus à créer des mammifères sans recours, direct ou indirect, au sexe mâle. Comme dans le clonage avec transfert de noyau d'une cellule somatique, penseront certains. Pas véritablement dans la mesure où le noyau de la cellule somatique, quel que soit le sexe de l'individu, est bien le résultat de la fusion des matériels génétiques de gamètes issus de deux sexes différents. La part du mâle est encore là. Dans l'expérience japonaise, elle disparaît puisque la création ne nécessite, schématiquement que deux ovocytes...A dire la vérité est que l'on perçoit bien mal vers quelles mises en abyme nous conduisent de telles premières qui bouleversent une nouvelle fois des certitudes que l'on tenait pour inébranlables ; des premières qui nous font perdre nos repères les plus essentiels. Ainsi donc cette parthénogenèse, présente aux étages les plus inférieurs de la grande arborescence de l'évolution, peut, via la main expérimentale de l'homme, être retrouvée chez les mammifères sans (du moins en l'état actuel des données livrées par l'équipe japonaise) provoquer de catastrophe. La parthénogenèse après le clonage en somme. «Les conséquences de cette première pourraient être importantes d'un point de vue fantasmatique puisqu'elle tend à démontrer que la parthénogenèse pourrait être possible chez les mammifères commente ainsi le Pr Axel Kahn, directeur de l'Institut Cochin (Paris). Après que le clonage soit passé des végétaux aux grenouilles et aux mammifères, il se pourrait bien que la parthénogenèse, qui est extrêmement facile à maîtriser chez les insectes et les poissons, finisse par être maîtrisée chez les mammifères. Alors, bien évidemment, de nouvelles questions, auxquelles nous pensons tous, seront rapidement soulevées.»Ces questions, l'un des plus grands spécialistes français de la biologie de la reproduction le Pr Charles Thibault les avait publiquement soulevées. En 1988, devant la multiplication des questions éthiques soulevées par le développement mondial des activités de procréation médicalement assistée, cet homme né en 1919 rappelait la triple nécessité, morale, sanitaire et scientifique, qu'il y avait selon lui à faire précéder toute recherche expérimentale sur l'homme de travaux fondamentaux chez l'animal.Dans le même temps, ce scientifique acceptait volontiers d'envisager l'hypothèse que l'on parvienne, un jour prochain, à réussir la parthénogenèse dans l'espèce humaine. «L'idée ne me choque nullement, nous déclarait-il alors. Cela me semble en effet beaucoup moins ennuyeux que l'insémination artificielle avec sperme de donneurs puisqu'il n'y aurait plus alors intrusion d'un tiers au sein d'un couple». Humour ou prophétie ? Nous ne sûmes, alors, trancher. Avec le recul, sans doute les deux.