Résumé
Une chose a été unanimement relevée par les médias lorsque, la semaine dernière, Pascal Couchepin a dévoilé son nouveau plan de réforme de la LAMal : l'absolue raideur de sa position. Alors que la consultation des milieux intéressés avait amené des torrents de remarques, le projet qui est présenté au Parlement ne tient compte de quasi aucune. La consultation n'en était pas une. Pourquoi cette volonté de passage en force ? Parce que Couchepin n'a pas d'arguments pour discuter. Il évoque des études scientifiques. Mais sans préciser lesquelles, ni la façon avec laquelle elles soutiennent un raisonnement. Surtout, discuter suppose de disposer d'un système de valeur. Où se trouve celui de l'administration Couchepin ? En quoi ce système est-il autre chose qu'un coupé-collé des «principes directeurs» de santésuisse (seule charte de l'association où sont évoqués des principes que l'on peine à appeler valeurs) affirmant que le système de santé doit être libéral et garantir le «libre choix des partenaires contractuels» ?... A la culture épaisse des médecins et autres soignants substituer la maigrichonne culture médicale des assureurs : voilà, en résumé, le projet de Pascal Couchepin. Fin de l'approche complexe des malades et de la maladie, appuyée sur des valeurs. Du vent, l'éthique médicale. Il ne s'agit pas de violence, dans cette prise de pouvoir programmée, mais de virulence, pour reprendre l'expression de Baudrillard1. C'est-à-dire : une attaque visant la « perte de toute immunité » (l'humain n'a plus à jouir d'une protection particulière). Virulence, aussi, parce que la pseudo-culture des assureurs ne s'en prend pas frontalement à la vraie, mais agit par prolifération virale de propositions vides. Le sérieux de la médecine est mal équipé pour résister à ce programme bourgeonnant d'insignifiance, qui cherche à s'imposer le sourire aux lèvres, depuis des bâtiments 100% climatisés, et avec la meilleure conscience du monde.... Si vous vous intéressez à cette pseudo-culture virulente des assureurs, celle qui devrait, avec la complicité ou sous l'il hypnotisé des politiciens suisses, remplacer l'éthique médicale, allez lire leurs programmes sur leurs sites Internet. Un exemple : Helsana. Au seul endroit de leur site où des valeurs sont évoquées, intitulé : «lignes directrices», il est affirmé, sans peur de donner dans la tarte à la crème : «Nous avons tous besoin de valeurs et de but». La suite, c'est quatre points d'une hallucinante banalité. Phrases les plus denses : «Notre principe est le suivant : offrir les meilleures prestations de service possible (traduit en langage normal, ça doit être les soins). Nous mettons donc tout en uvre afin que nos contacts professionnels avec nos assurés, partenaires commerciaux (nouveau nom pour les médecins ?) et employés soient basés sur la transparence, la confiance et l'ouverture d'esprit». C'est quoi l'ouverture d'esprit ? Où se trouve le but du système de santé ? Selon quelle vision prendre en charge les malades ? On ne le saura pas. Le problème n'est pas que la mentalité administrative peine à élaborer une charte de valeurs. Il est qu'elle s'en montre radicalement incapable.... Et les médecins ? Présentées, discutées, sans cesse révisées dans leur code de déontologie, dans les textes de l'Académie suisse des sciences médicales et des associations internationales, dans les écrits des éthiciens et des penseurs liés à la corporation, leurs valeurs sont en perpétuelle évolution. Leur vision n'est pas l'unique possible, certes. Mais enfin, quand on considère la pauvreté de la réflexion sur les valeurs dans laquelle se complaisent les assureurs (ou plutôt : les certitudes dépouillées de valeurs qui leurs servent d'arme politique) ; quand on analyse la superficialité de la stratégie des partis politiques, quand on examine leur niveau de pensée philosophique, on se dit : face aux véritables enjeux de la maladie et de la souffrance, les médecins sont les seuls à construire une «médecine». Les seuls à prendre l'intelligence, la vie de l'esprit, le jeu des idées au sérieux.... Chronique de Jean-Claude Guillebaud dans le Nouvel Obs de la semaine dernière, à propos de la pensée de Bernard Stiegler. Le problème d'aujourd'hui ne se réduit pas à un néolibéralisme devenu incontrôlable. Il ne tient pas seulement à des règles (ou l'absence de règles) de fonctionnement. Il est que s'est installé un «système» organisé tout entier «autour d'une marchandisation du monde et de la vie». Et que ce système «plonge l'individu contemporain dans une misère qui n'est pas seulement économique et sociale mais symbolique ; une misère qui résulte de la prise de contrôle du symbolique par la technologie industrielle». Lutter contre cette misère, dénoncer le trafic croissant de pseudo-valeurs : voilà un travail à plein temps pour la médecine.... Rien n'est plus menacé par la mondialisation économique et communicationnelle que la singularité humaine, écrit Baudrillard2. Or justement : la médecine fait de la résistance. La médecine, c'est l'avènement continuel de la singularité. Elle défend l'individu dans son irréductible. Là prend origine son regard sur les valeurs. La culture médicale se fonde sur une singularité subtile, pacifique et ouverte. Mais, comme le montre Baudrillard, ce sont précisément ces formes-là de la culture de la singularité, les non violentes, élaborées et complexes, qui tendent à s'effacer. Chaque jour, l'art, les jeux du langage, la culture ou la médecine perdent des positions. Pas de place pour elles face à un universel mondialisé qui peine à considérer les différences. Ne reste qu'une singularité primitive, insurrectionnelle. La réaction par les singularités ethniques, religieuses, populistes ou terroristes, toutes tentatives maladroites, dangereuses voire effroyables de survie de l'individuel face à l'universel. D'où l'importance que les cultures de la singularité, et particulièrement la médicale, résistent.... Il y a comme ça des raisons d'être triste. Que Richard Smith, rédacteur en chef du BMJ depuis un quart de siècle, animateur impertinent du journal, éditorialiste brillantissime, annonce qu'il quitte son poste en est une3. Mais qu'il parte pour devenir «chief executive» d'une compagnie européenne que veut créer le Unitedhealth Group, la plus grosse boîte des Etats-Unis impliquée dans la santé (un de ces mastodontes qui pourrait bien se pointer un jour chez nous et écraser nos petites caisses) en est une autre. Smith fera du bon boulot, c'est probable. Il faut que des gens comme lui investissent les grands groupes, les aident à concevoir des valeurs : on n'en doute pas. N'empêche. Ça fait drôle. Smith nous manquera vraiment. A se dire qu'on ne lira plus ses éditoriaux et ses editor's choice corrosifs, on se sent déjà intellectuellement diminué.