8e journée internationale de soutien aux victimes de torture*Le médecin a le privilège d'exercer son art pour servir l'humanité. Il doit conserver et rétablir la santé physique et mentale pour tous, sans discrimination, consoler et soulager ses patients. Le médecin doit garder le respect absolu de la vie humaine dès la conception, même sous la menace et ne fera pas usage de ses connaissances médicales contre les lois de l'humanité. Extrait du Préambule de la Déclaration de Tokyo (directives à l'intention des médecins en ce qui concerne la torture et autres traitements cruels, inhumains ou dégradants en relation avec la détention ou l'emprisonnement), adoptée par la 29e Assemblée de la World Medical Association (WMA) en 1975Depuis huit ans, le 26 juin est célébré comme Journée internationale de soutien aux victimes de la torture par le Haut Commissariat aux droits de l'Homme des Nations Unies et des associations comme Amnesty International (AI), l'Association pour la prévention de la torture (APT) et l'Organisation mondiale contre la torture (OMCT).Dans son rapport annuel 2004 (accessible sur www.amnesty.asso.fr), AI présente l'état des lieux des répressions pratiquées à l'échelon mondial. On y découvre que les mauvais traitements et la torture sont pratiqués dans 132 pays, y compris ceux réputés démocratiques. En Europe, la Suisse et la France, mais aussi la Belgique, l'Espagne, l'Allemagne, l'Italie ou encore la Suède sont notamment citées : des membres des forces de l'ordre auraient eu recours à des mauvais traitements envers des détenus ou auraient utilisé une «force excessive» lors de contrôles d'identité, notamment envers des demandeurs d'asile et des étrangers. Dans le communiqué de presse de lancement du rapport 2004, AI s'inquiète du fait que : «les droits humains et le droit international humanitaire ont subi en 2003 les attaques les plus systématiques depuis un demi-siècle», et ce en raison de la mise en uvre de mesures antiterroristes par divers états : «les gouvernements n'agissent plus dans une perspective morale et sacrifient les valeurs universelles sur l'autel de la sécurité». Et de citer, notamment, les homicides de civils commis par les troupes de la coalition en Irak ou encore les 600 prisonniers de la base américaine de Guantanamo Bay qui attendent toujours, certains depuis trois ans, d'être inculpés, sans pouvoir bénéficier des services d'un avocat.Côté littérature médicale, au printemps 2003, c'est le Dr Summerfield, psychiatre, qui avait ouvert les feux en se demandant, dans les colonnes du Lancet,1 si le fait que l'Association médicale israélienne (IMA) ait ratifié la déclaration de Tokyo garantissait réellement l'irréprochabilité des médecins israéliens face à la torture, dans le contexte politique qui prévalait en Israël depuis plusieurs mois. Il reprenait en effet des propos tenus en 1999 par le médecin responsable de l'éthique au sein de l'IMA qui affirmait à l'époque que «quelques doigts cassés» durant les interrogatoires de Palestiniens étaient le prix à payer pour obtenir des informations sous-entendu utiles à la lutte antiterroriste. Or, l'actuel président de l'Association médicale israélienne, qui aurait en 1999 défendu la position de son confrère, se trouve être également président du Conseil de l'Association médicale mondiale (WMA), initiatrice de la Déclaration de Tokyo. Ce qui faisait dire au Dr Summerfield que la WMA, qui devrait être le gardien de l'éthique médicale au niveau international, allait peut-être avoir de la peine à tenir aussi fermement qu'auparavant ses positions
Réponses des présidents de l'IMA et de la WMA dans le même numéro du Lancet :2,3 celui de l'IMA arguait que la Cour suprême israélienne avait banni, depuis 1999, l'utilisation des «pressions physiques» lors des interrogatoires de suspects et que l'IMA «soutenait strictement la loi». Il ajoutait aussi qu'il est facile de donner des leçons d'éthique aux confrères lorsque l'on vit dans un pays qui n'est pas en proie à l'insécurité et au chaos permanents. Le secrétaire de la WMA, quant à lui, mentionnait les récents développements de cette association dans la lutte contre la torture et citait de nouveau la Déclaration de Tokyo (accessible sur www.wma.net) comme fondement de l'éthique médicale face à des personnes détenues, insistant sur l'urgence d'aider les Associations médicales israélienne et palestinienne à établir des liens pour construire le «pont médical de la Paix». En juin 2004, la torture est-elle toujours d'actualité ? Plus que jamais avec le «scoop» médiatique, lancé fin avril, par la chaîne de télévision américaine CBS, qui a diffusé ces photos de scènes de «traitements inhumains et dégradants» infligés par des soldats américains à des détenus dans une prison irakienne. Au-delà du coup politique, ces images auront eu le mérite de lever un tabou : au XXIe siècle, des forces de l'ordre occidentales ont effectivement encore recours à de telles pratiques pour briser la résistance d'individus avant des interrogatoires. En quoi, cependant, les médecins sont-ils professionnellement concernés par ces pratiques ? A l'heure actuelle, on ne sait pas si les médecins américains qui intervenaient dans la désormais célèbre prison d'Abou Ghraib ont dénoncé les sévices qui s'y sont pratiqués. On ne sait pas non plus si le soignant qui a laissé photographier la bouche ouverte de l'ex-président Saddam Hussein, peu après sa capture en décembre 2003, avait donné son accord pour que cet examen clinique, qui aurait dû être pratiqué dans la discrétion d'un cabinet médical, soit largement médiatisé.Récemment, une enquête réalisée en Irak durant l'été 2003 par l'ONG américaine Physicians for Human Rights (PHR) publiée dans le JAMA4 a évalué l'implication de médecins irakiens dans des actes de violations de droits de l'Homme, sous l'ère du président Saddam Hussein. Par le biais d'un questionnaire auto-administré, 98 médecins hospitaliers travaillant dans deux villes du sud de l'Irak ont été interrogés sur leur implication personnelle, ou constatée chez des confrères, dans des «abus d'éthique». Des actes médicaux «administratifs», tels que la falsification de constats de torture ou de certificats de décès consécutifs à des actes de torture, ainsi que des actes «cliniques» (participation médicale à des séances de torture, amputation médicale d'oreille sans anesthésie, à titre punitif, pour les déserteurs de l'armée, par exemple) étaient listés, les personnes interrogées devant se positionner sur une échelle de fréquence. 71% des répondants ont affirmé qu'ils étaient conscients que la torture était un problème majeur en Irak entre 1988 et 2003, 52% que les médecins impliqués dans ce type d'actes le faisaient de manière contrainte et qu'ils auraient perdu leur travail, voire pu être eux-mêmes, ou leurs familles, victimes d'exactions s'ils ne le faisaient pas. Près de 50% des médecins estimaient que les professionnels de santé étaient «très souvent ou assez souvent» contraints de s'impliquer dans les actes administratifs sus-cités, 17% qu'ils étaient forcés de s'impliquer «souvent ou assez souvent» dans l'ablation d'organes sans le consentement du patient et 8% qu'ils devaient, avec la même fréquence, participer directement à des séances de torture. Les auteurs concluent que, dans le contexte de reconstruction de la société civile irakienne, il est urgent de rendre l'Association médicale nationale irakienne totalement indépendante du nouveau pouvoir politique, d'établir un code de déontologie et de sensibiliser les médecins irakiens aux enjeux de l'éthique médicale, particulièrement face à des personnes privées de liberté.En septembre 2003, la WMA a adopté, lors de son assemblée générale annuelle une nouvelle déclaration, dite «d'Helsinki», concernant la responsabilité des médecins dans la dénonciation des faits de torture. Cette nouvelle prise de position va plus loin que la déclaration de Tokyo de 1975, dans le sens où elle affirme «l'obligation déontologique de signalement (
), par les médecins, de faits de torture (
) dont ils auraient connaissance, même sans le consentement explicite de la victime lorsque celle-ci est incapable de s'exprimer librement
». L'important, en fin de compte, c'est que chaque médecin se sente personnellement concerné par cette problématique. L'an passé déjà, le directeur exécutif de PHR, L. Rubenstein ainsi qu'un autre confrère lançaient un appel : «puisque la torture existe, alors parlons-en». Il est urgent, disaient-ils, de former les étudiants, les médecins généralistes et les psychiatres à dépister les séquelles de torture pour mieux la dénoncer.5,6 Le Dr Summerfield, de son côté, poursuivait : «rien n'excuse l'usage de la torture pas même le terrorisme et tous les médecins, pas seulement les militants d'AI et de PHR ont le devoir de se positionner contre les mauvais traitements et de les dénoncer»
7 Ceci dit, il est évident que ce type de combat est plus facile à mener dans la quiétude d'un cabinet médical occidental que dans un pays où l'insécurité est une menace au quotidien. Il est rare, en effet, qu'en Europe de l'Ouest, des médecins se retrouvent confrontés à une situation clinique évocatrice de mauvais traitements commis par «l'autorité» et plus rare encore qu'ils soient amenés à cautionner ce type d'actes, par peur de représailles ou parce que la victime «finalement l'a bien mérité». Une analogie peut cependant être faite, toutes proportions gardées, avec des situations cliniques plus fréquentes. Avoir à donner des soins à des patients qui, a priori, ne suscitent pas l'empathie ne relève pas uniquement de la médecine pénitentiaire. Qu'il soit assassin, pédophile, violeur, proxénète, trafiquant de drogue ou plus communément connu pour battre sa femme et ses enfants, un patient «antipathique» peut venir consulter. C'est précisément dans ce type de situation que le réflexe citoyen ou moral peut se mêler au professionnalisme médical et la «neutralité bienveillante», qui devrait être de règle lors de la rencontre médecin-patient, peut s'en trouver mise à mal. Savoir que ces situations sont potentiellement à risque de dérapage éthique, c'est déjà appliquer «au cabinet» la déclaration de Tokyo : ça n'a l'air de rien, mais c'est beaucoup.* 26 juin 2004Bibliographie :1 Summerfield D. What's the WMA for ? The case of the Israeli Medical Association. Lancet 2003 ; 361 : 424.2 Blachar Y. Israeli Medical association : Response to Derek Summerfield. Lancet 2003 ; 361 : 425.3 Human D. World Medical Association : Response to Derek Summerfield. Lancet 2003 ; 361 : 425-6. 4 Reis C, Ahmed AT, Amowitz L, et al. Physician participation in Human rights abuses in southern Iraq. JAMA 2004 ; 291 : 1480-6.5 Rubenstein LS. The medical community's response to torture. Lancet 2003 ; 361 : 1556.6 Silove D. Overcoming obstacles in confronting torture. Lancet 2003 ; 361 : 1555.7 Summerfield D. Fighting «terrorism» with torture. BMJ 2003 ; 326 : 773-4.