Elle vous plaît, votre nouvelle revue ? Trop moderne, pas assez ? Déroutante à l'excès ? Tristement convenue ? Au look trop/pas assez jeune ? En tout cas, sachez que nous l'avons imaginée pour vous plaire. Et ne vous arrêtez pas à son emballage. Sa principale nouveauté ne se voit pas : c'est la réunion de deux équipes rédactionnelles avec, derrière elles, deux réseaux de collaborateurs et d'auteurs, qui certes se croisaient déjà avant, mais qui désormais travaillent au même projet.Et puis, à travers la naissance de la Revue Médicale Suisse (RMS), nous avons voulu créer un événement. Epoque nouvelle, revue nouvelle. Deux journaux ayant marqué l'histoire de la médecine romande, la Revue médicale de la Suisse romande et Médecine et Hygiène, l'un de 124 ans, l'autre de 62 ans se mélangent pour en faire un autre : le signe est important, historique. Eh bien justement, il nous semble coller à l'époque que nous vivons.
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Chaque période a eu l'impression de marquer l'histoire. Mais c'est particulièrement vrai pour la période actuelle. Le futur s'y joue avec une rare ampleur : fin de l'expansion heureuse de la médecine et de ses moyens, possibilités biotechnologiques obligeant à repenser les limites de toute action, vieillissement de la population sur fond d'une économie mise à mal par la mondialisation. Les décennies euphoriques de la deuxième moitié du vingtième siècle sont bien finies. L'ambiance s'est durcie. Le monde politique panique. Traînant avec elle ses vieux principes, la médecine dérange. Ce qui est mis en question, du coup, c'est des notions fondamentales comme l'équité et l'approche centrée sur l'individu. C'est, plus profondément, une certaine idée de la façon de vivre ensemble. Pour dire les choses de façon claire, c'est le fait que, au cur de la société, continue d'exister cette composante culturelle majeure que nous appelons «médecine».
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Dans ce contexte, une revue de médecine ne peut ni ronronner ni suivre un chemin gentillet. Elle doit être libre et indépendante, donc forte et soutenue par une large base.
Il y a l'enjeu scientifique, d'abord. Difficile, dans des temps où toute information semble en valoir une autre, de garder vivante la démarche scientifique, fondée sur l'esprit critique. La science suppose le doute. Elle demande l'exploration systématique et sans concession des failles de la connaissance. Elle exige un travail continu d'enquête, de preuves, de changements des constructions intellectuelles et des procédures pratiques. Magnifique démarche, certes. Mais qui se heurte de plus en plus à la fabrique des intérêts. Sa survie suppose une libre circulation des savoirs et des opinions adverses. Et que les médecins veuillent vraiment cette liberté et en paient le prix.
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Plus largement, l'enjeu est que le contrôle de l'organisation et de la décision médicales ne passe pas simplement aux mains des caisses-maladie ou d'autres systèmes simplement économiques. Enjeu fondamental : dans la vie des sociétés humaines, lorsque disparaissent les lieux symboliques de médiation, de discussion et d'échanges de valeurs, ne reste que la violence. Pour la médecine de demain, le rôle majeur sera de continuer de servir de médiation entre la maladie et la thérapie et, de plus en plus, entre le malade et la décision administrative. D'assurer qu'une vie symbolique reste possible, au-delà du rationnement, de l'utilité, de l'économicité ou même de l'efficacité.
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La tâche de la médecine et, plus modestement, d'une revue médicale n'est pas de courir après des ancêtres rêvés ni, encore moins, de suivre les idoles à la mode. Mais, en tenant compte d'une situation historique différente, de refonder une base d'action pratique et politique lui permettant de continuer à jouer son rôle. Pour cette aventure, les petites propositions et les courtes vues ne suffisent pas. Il lui faut empoigner la réalité de sa situation.
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Difficile de mieux parler de cette réalité que deux remarquables critiques du livre de Raymond Tallis sur le professionnalisme médical, que viennent de publier le BMJ et le Lancet.
Pour décrire le présent, Tallis évoque le futur. Et ce futur s'annonce triste, explique S. Derbyshire, dans le BMJ.1 «La créativité et l'imagination seront remplacées par un système de médecins travaillant à protéger leur intérêts définis contractuellement plutôt que de se battre contre le scandale de la maladie. C'est une médecine qui s'est arrachée son âme, dans laquelle, ironiquement, la peur du procès et de l'inconnu l'emportent sur la santé des patients.» L'auteur ajoute : «il est étonnant que la profession médicale, qui exerce un rôle social vital, ait pu offrir si peu de résistance à la multitude des attaques qu'elle a subies.»
D. Irvine, qui commente le même livre dans le Lancet,2 se montre plus explicite encore. Pour lui, cette absence de réaction vient de ce que la profession médicale, «obsédée par son propre tribalisme, a failli collectivement à la construction d'une autorégulation efficace.» Le privilège de l'autorégulation «doit se mériter continuellement», sinon une profession ne peut plus prétendre qu'à l'obéissance. Bref, pour l'auteur, ce manque d'«autocritique permanente» par lequel la médecine a pêché durant ses années fastes lui a coûté son pouvoir. Seul moyen d'avancer : lancer «un nouveau contrat avec le public», construire une culture médicale centrée sur le patient. Il y a urgence. «Les valeurs des patients et des médecins sont menacées d'un sacrifice sur les autels du contrôle des coûts, de l'idéologie politique, du management de l'efficience, du contrôle et du mercantilisme.»
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Certes. Mais il y a un autre problème : les médecins ne sont pas les seuls à manquer d'esprit de résistance. N'imaginons pas que la population nourrie à deux heures quotidiennes de télévision soit prête à défendre des valeurs. La population ne sait plus très bien que penser de quoi que ce soit. Elle peine à saisir ce qui se décide derrière un ensemble de problèmes aussi complexe que celui de la médecine. Fascinée par une mise en scène efficace, elle prend un raidissement du système de santé pour de la saine compétition, l'obscurcissement de son organisation pour une progression vers la transparence.
Si les médecins veulent que survivent la pensée de la complexité et les «valeurs» des malades, il va leur falloir lutter intelligemment contre le lavage de cerveau à l'uvre.
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Nous voici à l'important. C'est toute la médecine qui doit réinventer, selon une formule qui reste à trouver, et dont la mise au point décidera de son avenir, son rapport à la société, sa façon de se tenir ensemble, de faire «communauté». Nous souhaitons que la Revue Médicale Suisse soit aussi un laboratoire de cela. Un laboratoire optimiste, vivant, passionné. Nous avons l'ambition d'exprimer quelques idées d'une voix forte, celles d'un petit groupe (les médecins), certes, mais parlant debout et sans complexe des choses les plus importantes et désormais les plus dérangeantes qui soient : comment traiter humainement les malades, les handicapés, les souffrants, les mourants ?