Quand le Dr Jack Sutton rangea sa Range Rover au fond du garage de sa villa, il était 23 heures 15.De souche anglaise par son père et suisse-allemande par sa mère, élevé depuis toujours en Romandie, le Dr Jack, comme aimaient à l'appeler familièrement beaucoup de ses patients, venait juste de sortir d'une séance de la commission d'éthique de sa région.Voilà deux ans qu'il la présidait, cette docte assemblée composée de huit membres triés sur le volet : on avait d'abord écarté les curés (trop dogmatiques), les pasteurs évangéliques (trop fondamentalistes) et les imams (potentiellement explosifs). On avait bien voulu engager un rabbin, mais celui-ci était mort de vieillesse, ainsi va le temps.La doyenne était Emma-Zélie Martin, professeure de philosophie à la retraite qui ne manquait jamais de rappeler qu'elle avait été, toute jeune étudiante, l'élève de Martin Heidegger. Puis il y avait Caroline Mabillard, jeune et brillante embryologiste qui avait fait ses études à l'université de Berkeley en Californie, Angelica-Palmira Cardoso de Almeida, infirmière à domicile, responsable de secteur, déterminée et ambitieuse, Paul Tronchet, théologien laïc, disciple d'une certaine Madame Pieper, au visage aussi rond et lisse que la pensée, Hervé-Henri Heinzer, médecin hospitalier et vice-président de la société médicale, de bonne famille.Manquaient ce soir-là le médecin cantonal, en vacances à Phuket, et la jolie et pimpante députée radicale Ysaline Fleury, juriste et éthicienne à défaut d'être esthéticienne, qui maniait les sophismes avec une subtilité et une élégance percutantes. La grippe l'avait clouée au lit.Le Dr Jack, fringant quinquagénaire, monta lestement les escaliers de la maison, accrocha son veston de tweed du Yorkshire à la patère et, comme toute la famille dormait, s'enfonça dans le fauteuil en cuir bordeaux de son bureau, bourra sa pipe en se jurant que demain il arrêterait de fumer, et se remémora la soirée.On était tout d'abord passé à la lecture du procès-verbal de la dernière séance où l'on avait procédé à une évaluation de la situation de l'avortement après la modification de la loi par le peuple et les chambres fédérales.Jack Sutton s'était dit particulièrement satisfait de la nouvelle procédure qui laissait toute responsabilité à la femme et au gynécologue sans la nécessité lourde et culpabilisante d'un deuxième avis ou avis conforme. Ce à quoi lui avait mollement répondu Paul Tronchet que ça l'arrangeait bien en tant que médecin généraliste puisqu'il n'était plus confronté à ces situations. Plus d'avis conforme, plus d'avortement, plus de conflit de conscience. Mais le Dr Sutton n'avait jamais été trop secoué par ce genre de problème et avait été dès la première heure un ardent défenseur de la liberté de la femme et de son désir, quelle que soit la vie qui pouvait sourdre en elle. Il avait juste oublié que son épouse, Ursula König-Sutton, à peine son test de grossesse positif, caressait son ventre en cherchant un prénom au magma cellulaire inconscient qui commençait déjà de transformer son propre corps : Kevin ou Elodie ? Louis ou Déborah ?Puis on avait longuement discuté sur l'utilisation à des fins de recherche des embryons surnuméraires. La petite équipe avait été très surprise de voir Emma-Zélie Martin, qui les avait habitués à des débats d'un plus haut vol, entamer toute une digression sur le nom qu'il fallait donner aux parents de ces embryons ; fallait-il toujours les appeler parents puisque dans bon nombre de cas le sperme était de donneur inconnu ? Géniteurs n'était pas un terme plus adéquat puisque la pipette des médecins jouait un rôle fondamental dans la magie de la fécondation ? Et pourquoi pas producteurs lança-t-elle ? Producteur Findus ou propriétaire-encaveur répliqua agacée Angelica-Palmira Cardoso de Almeida qui pensait que Mme Martin devait souffrir d'un début d'Alzheimer. La plaisanterie tomba à plat mais eut le mérite de couper court à la conversation.On décida alors de reporter le débat à une séance ultérieure bien que Jack Sutton ne vît aucune difficulté à l'utilisation des cellules souches si l'on restait dans la logique de tout ce qui avait été dit auparavant. Finalement, à l'autre bout de la vie, on avait, à 7 voix contre 1, adopté un texte, enjoignant les médecins et les directeurs d'établissements médico-sociaux d'accepter l'assistance au suicide dans leurs murs au nom de l'inaliénable autodétermination de leurs pensionnaires.Jack se leva de son fauteuil, alla dans la salle de bains se servir une aspirine qui était son meilleur somnifère après une journée aussi harassante que celle d'aujourd'hui (ses circonvolutions cérébrales avaient tellement chauffé sous sa calvitie naissante), puis s'y replongea pour finir la relecture de leur réunion.Après le procès-verbal, on s'attaqua au point crucial de la soirée : pouvait-on, dans le cadre cette fois-ci des institutions hospitalières accéder à la demande des patients d'une euthanasie active ou même d'une mort volontaire assistée (suicide cool pourrait-on dire de nos jours) ?La discussion fut vive et animée, mais toujours courtoise. On était entre gens de bonne compagnie. Bien qu'Ysaline Fleury fût absente, on prit soin de bien distinguer les situations : assistance au suicide, euthanasie directe, indirecte, directement passive, indirectement active, et cætera, et caetera. Chacun y alla de son avis. Hervé-Henri Heinzer qui prêchait pour la paroisse des hôpitaux aigus trouvait absolument inopportun qu'on parlât d'assistance au suicide dans de tels lieux. On passa.Jack Sutton raconta avec une effervescence dont il n'était pas coutumier le cas de sa patiente atteinte d'une tumeur cérébrale qu'un jeune freluquet de docteur, à la morale aussi rigide que ses cheveux en brosse, avait renvoyé illico presto à la maison pour que les gens d'Exit exaucent son désir d'une mort digne et douce. Ce qui fut fait dans les règles de l'art médical et le respect de la loi helvétique.Dans un éclair de lucidité incongrue, Emma-Zélie Martin se demanda si les valeurs prônées par Exit ne représentaient pas une sorte d'idéologie et si, de la défendre et de l'appliquer, ne constituait pas une forme de mobile égoïste condamnable par l'article 115 du code pénal suisse. On la rabroua.Caroline Mabillard n'ouvrit pas la bouche : elle était toute absorbée par ses cellules souches ainsi que par l'arthrose de son vieux labrador pour qui elle demanderait à son vétérinaire la mise en place d'une prothèse de hanche.On vota alors sur une nouvelle recommandation incitant les médecins et les directeurs d'hôpitaux à laisser entrer Exit dans leurs services médicaux et gériatriques, ou mieux, à pratiquer eux-mêmes l'assistance pour une mort digne et responsable, ceci pour soulager les membres de cette organisation débordée par les demandes.Il y eut quatre oui, un non et une abstention, celle de Madame Martin qui décidément se faisait bien vieille.La seule voix discordante venait d'Angelica Cardoso. Elle avait peu d'arguments rationnels à opposer, mais des sentiments indéfinissables. Elle avait assisté, à domicile, à la mort d'un couple âgé et bien amoindri physiquement et dont la seule alternative au suicide était de quitter la maison pour gagner un home, ce qu'ils ne pouvaient concevoir. Tout s'était déroulé dans la décence. Mais la compassion des donneurs de potion ressemblait plus à une artificielle componction et leur silence poli confinait au néant. Angelica en avait ressenti un profond malaise qui la tenaillait à l'estomac comme un vide qui l'aspirait du dedans et qu'elle avait déjà éprouvé alors qu'elle avait à peine 18 ans et que si jeune elle avait dû avorter.Quand elle avait raconté ses troubles gastriques à son médecin de famille, celui-ci diagnostiqua une gastrite à Helicobacter pylori, le bombarda d'antibiotiques et régla les symptômes à l'aide d'inhibiteurs de la pompe à protons. Vous travaillez trop, avait-il rajouté, et ne vous embarrassez pas de questions métaphysiques, c'est pas bon pour la santé.Fort de ce vote positif, Jack Sutton pourrait demander à sa secrétaire de rédiger un communiqué de presse, et il se réjouissait déjà de la prochaine réunion du comité. Il pensait à peaufiner ses arguments pour avancer sa position sur la mort assistée à toute personne âgée qui le désire, indépendamment de toute maladie. Il espérait aussi que l'association Exit devienne un vague souvenir et que chaque médecin assume ses responsabilités devant la mort. Bon sang ! Ne s'intitulait-il pas soi-même médecin de premier et de dernier recours ? Il faudra aussi réfléchir à dépoussiérer ce serment d'Hippocrate décidément trop ringard, marmonna-t-il encore.Fourbu et satisfait, Jack résolut de se coucher. Machinalement, il enclencha le téléviseur pour voir les dernières nouvelles et tomba sur le pape, derrière sa fenêtre de la clinique Gemelli, qui bavait et tremblotait, grommelait d'incompréhensibles borborygmes, pitoyable image d'une humanité décadente. Jack, qui n'avait hérité de l'anglicanisme paternel qu'une tenace aversion contre la papauté (qui avait eu autrefois l'outrecuidance d'empêcher Henri VIII de fricoter avec Anne Boleyn ), estima qu'au lieu d'aller à Fribourg lors de son dernier voyage en Suisse, ce radoteur, cet empêcheur de tourner en rond, aurait mieux fait de pousser jusqu'à Zurich, dans une clinique Dignitas.Puis, avec précaution pour ne pas réveiller sa femme, Jack se glissa dans les draps et, au moment de fermer les yeux, vit de plus en plus distinctement le visage d'Angelica. Ses yeux. Son regard. Ses grands yeux noirs.La lueur d'un terrible et singulier effroi traversait ces grands yeux noirs.